Dans le cadre d’une série d’articles de blog qui analysent de manière critique l’initiative de la Banque mondiale sur l’Approche systémique pour de meilleurs résultats éducatifs (SABER), j’examine quelques-uns des points les plus équivoques avancés par la Banque, sur le fait : 1) de refléter un consensus sur l’engagement du secteur privé et 2) de ne suivre aucun ordre du jour idéologique à ce sujet.
La professeure à l’Université de Columbia, Gita Steiner-Khamsi, a récemment déclaré que le secteur privéne disparaitra pas, et qu’il sera, par conséquent, indispensable de s’en rapprocher et de l’impliquer (Brehm, 2019). Le domaine de la Banque mondiale SABER – Engager le secteur privé(en anglais) (SABER-EPS ) se prévaut d’agir précisément en ce sens et de s’y employer, selon le rapport, de manière objective et factuelle. Il est répété à maintes reprises dans le rapport, que la Banque mondiale ne cherche nullement à imposer des politiques, mais plutôt à fournir des informations, et que « l’objectif de ce document n’est pas de plaider en faveur de l’enseignement privé, mais d’exposer les politiques les plus efficaces fondées sur des données avérées, auxquelles les gouvernements peuvent recourir pour guider ces prestataires non-étatiques, en vue de promouvoir l’apprentissage pour tous les enfants et les jeunes »( p. 5).
Comme l’ont révélé les billets de blog précédemment publiés dans cette série ( ici et ici), ces affirmations surl’impartialité et l’objectivité des preuves, ne constituent qu’un mince camouflage d’un agenda très clairement idéologique, qui reflète des années de recommandations politiques dévolues à faire avancer la privatisation, la décentralisation et les réformes dictées par le marché. Dans le cas du SABER-EPS, le soi-disant rapport impartial et son « consensus des meilleures pratiques » (p.12) confirme une indéniable aspiration à soutenir en tant qu’option première, l’intervention accrue d’acteurs privés pour assurer l’offre éducative. Une solution qui, au regard des bonnes pratiques ou des éléments tangibles à disposition, ne reflète aucune forme de consensus.
Certes, le rapport SABER-EPS reconnait sommairement les critiques selon lesquelles l’enseignement privé renforce les inégalités sociales, traduit le renoncement des gouvernements face à leur responsabilité de fournir une éducation, et privilégie les intérêts économiques plutôt qu’académiques. Cependant, il affirme aussi, qu’à la suite d’une analyse approfondie de toutes les preuves à disposition, et s’appuyant sur le Rapport sur le Développement dans le Monde 2004, on compte quatre objectifs de politiques clairs pour représenter un consensus des meilleures pratiques en matière d’engagement des acteurs du secteur privé dans l’éducation. Ces objectifs sont: 1) encourager l’innovation de la part des prestataires; 2) responsabiliser les écoles, 3) impliquer les parents, les élèves, et les communautés ; et 4) promouvoir la diversité des prestataires (p. 12).
Alors que les trois premiers peuvent être considérés comme faisant partie intégrante de la rhétorique habituellement d’usage sur les réformes éducatives, c’est à travers l’objectif final que l’on décèle l’incontestable déformation d’un penchant idéologique.Comme le reconnait le rapport SABER-EPS, en vertu des dispositifs juridiques existants, il incombe à l’État de garantir une éducation à ses citoyens. Pourtant, d’après le rapport SABER-EPS, assurer l’éducation pour tous, en particulier dans les pays en développement, ne peut se faire qu’à travers l’extension du réseau de prestations en la matière aux acteurs du privé (p.26). En outre, selon le rapport : « le soutien du gouvernement aux écoles privées s’est aussi avéré un investissement judicieux…Apporter un soutien financier global aux établissements privés incite davantage de prestataires à entrer dans le marché » (p.28)
Ce point devient d’autant plus explicite à la lumière des rapports SABER-EPS par pays. Dix pays ont été analysés selon le cadre du SABER-EPS, à savoir : le Bangladesh, le Ghana, le Malawi, la Mauritanie, le Népal, le Nigéria (Lagos State), Sénégal, le Swaziland, la Tanzanie, et la Zambie. La Banque recommande d’étendre l’offre éducative à des prestataires privés dans neuf de ces pays (tous, hormis la Zambie), recommande d’augmenter le financement de l’État en faveur de l’enseignement privé dans huit pays (tous, sauf le Swaziland et la Zambie) et recommande un allègement des règles régissant l’enseignement privé dans six des dix pays (hormis le Bangladesh, la Mauritanie, le Swaziland ou la Zambie). D’ailleurs, dans le cadre des recommandations pour le Népal, la Banque déclare que l’État devrait « attribuer des financements de lancement ou autres incitations (par ex. : des terrains/ bâtiments publics) en vue de promouvoir l’élargissement de l’offre des possibilités post-primaire dans les régions défavorisées… ; considérer la suppression des plafonds d’enseignement imposés aux prestataires privés… ; intégrer les établissements scolaires à but lucratif dans les programmes de financement gouvernementaux destinés aux établissements d’enseignement post-primaire. » (p.24)
Il apparait donc clairement qu’alors même que le rapport EPS stipule que « l’objectif de SABER-EPS n’est pas de plaider en faveur de l’enseignement privé » (p.5), il se montre relativement partisan d’une extension de l’offre éducative privée, même si cela suppose que l’État propose des mesures incitatives en ce sens. La Banque justifie ce point en évoquant dans le rapport SABER-EPS, l’existence de « preuves encourageantes, voire flagrantes qui suggèrent que disposer d’un choix élargi, peut conduire à une amélioration des résultats des prestataires d’éducation, tant privés que publics. (p.27)
Toutefois, les données en faveur d’un accroissement de l’offre éducative privée, reposent sur une base pour le moins fragile. Des résultats recueillis au Chili, indiquent que le fait d’accorder davantage d’attention au choix des écoles, génère en fait, les plus hauts niveaux de discrimination scolaire à travers les pays de l’OCDE (Honey & Carrasco, 2019). Le soi-disant choix élargi est d’ailleurs constamment circonscrit par la géographie, la classe sociale, les coûts irrécupérables, et le capital social. Il n’existe pas de véritable consensus sur le fait que les acteurs privés de l’éducation sont plus performants et efficaces que ceux du public (Malouf Bous, 2019). Sans doute ce point mériterait-il d’ailleurs d’être davantage précisé, au regard des propos tenus par la Banque elle-même dans son Rapport sur le développement dans le monde, 2018: « il n’existe aucune preuve substantielle sur le fait que les résultats d’apprentissage des établissements privés sont meilleurs que ceux des écoles publiques. » En effet, les études restent mitigées sur les véritables répercussions d’une scolarité suivie dans l’enseignement privé ou public (Baum, 2018; Benveniste, Carnoy, et Rothstein, 2003; Lubienski & Lubienski, 2006; Verger, Fontdevila, et Zancajo 2016).
L’équipe SABER de la Banque mondiale reste malgré tout confiante qu’il existe bien un consensus établi lorsqu’il s’agit de qualifier comme « latent » (c.à.d. en retard) et nécessitant des ajustements, un pays qui restreint les frais de scolarité des établissements privés (p.56), réglemente les écoles publiques à charte (p.66) et ne subventionne pas les écoles privées (p.62). De telles affirmations révèlent une propension à encourager la privatisation et une méprise évidente envers les données disponibles sur l’enseignement privé en général.
Au vu de cette indéniable impulsion à encourager la privatisation de l’éducation, quand cela s'y prête, il serait peut-être plus approprié de renommer ce domaine : « Englober le secteur privé », puisque la plupart des recommandations de la Banque mondiale tendent précisément à ce faire.
--
L’Approche systémique pour de meilleurs résultats éducatifs (SABER) de la Banque mondiale évalue les systèmes éducatifs à l’aune des « bonnes pratiques mondiales » et classent les pays selon la maturité de leurs politiques en latent, émergent, établi ou avancé. Bien que SABER existe depuis 2011, cette approche n’a pas encore fait l’objet d’une analyse critique approfondie. Cette série de billets de blog en 4 parties examine SABER, soulignant ses lacunes fondamentales tant au niveau de sa conception que de son application.
Références
Baum, D. (2018). The effectiveness and equity of public-private partnerships in education: A quasi-experimental evaluation of 17 countries. Education Policy Analysis Archives, 26(105). http://dx.doi.org/10.14507/epaa.26.3436- Disponible en anglais
Benveniste, L., Carnoy, M., and Rothstein, R. (2003). All Else Equal: Are Public and Private Schools Different? New York: Routledge. Disponible en anglais
Brehm, W. (Producer). (2019, April 15). Fresh Ed #150: Altered States of Education (Audio Podcast). Disponible en anglais à partir du site : http://www.freshedpodcast.com/gitalive/.
Honey, N, & Carrasco, A. (2019). Nuevo sistema de admisión escolar y su capacidad de atenuar la desigualdad de acceso a colegios de calidad: al inicio de un largo camino. Estudios en Justicia Educacional, 1. Santiago, Chile: Centro Justicia Educacional. Disponible en espagnol à partir du site : https://www.researchgate.net/publication/331652968_Nuevo_sistema_de_admision_escolar_y_su_capacidad_de_atenuar_la_desigualdad_de_acceso_a_colegios_de_calidad_al_inicio_de_un_largo_camino
Lubienski, C. & Lubienski, L. (2006). Charter, Private and Public Schools and Academic Achievement: New Evidence from NAEP Mathematic Data. National Center for the Study of Privatization in Education, University of Illinois. Disponible en anglais à partir du site : https://nepc.colorado.edu/sites/default/files/EPRU-0601-137-OWI%5B1%5D.pdf
Malouf Bous, K. (2019). False Promises: How delivering education through public-private partnerships risks fueling inequality instead of achieving quality education for all. Oxford, UK: Oxfam. Disponible en anglais à partir du site : https://oxfamilibrary.openrepository.com/bitstream/handle/10546/620720/bp-world-bank-education-ppps-090419-en.pdf;jsessionid=F72D7B283393F4DB580A1718CA12A4E4?sequence=1
Verger, A., Fontdevila, C., and Zancajo, A. (2016). The Privatization of Education: A Political Economy of Global Education Reform. New York: Teachers’ College Press.
Le contenu et les avis exprimés dans ce blog sont ceux de son auteur et ne reflètent pas nécessairement la position officielle de l’Internationale de l’Education.