J’ai récemment travaillé sur un débat modéré (Ginsburg et al., 2018) qui avait eu lieu au profit de la Comparative Education Review (CER) et portait sur le Rapport sur le développement dans le monde 2018: Apprendre pour réaliser la promesse de l’éducation (RDM) (Filmer et al., 2018). Dans un souci de facilitation des échanges entre collègues aux perspectives et expériences diverses, je m’étais alors gardé d’intervenir au cours du débat. Mais je ressens aujourd’hui le besoin d’exprimer mon point de vue sur certaines des questions abordées dans le RDM.
A l’instar de mes collègues ayant participé au débat modéré de la CER, j’ai eu le plaisir de constater que le RDM 2018 mettait l’accent sur l’éducation, pour la première fois en 40 ans d’histoire. J’estime en outre qu’il est encourageant que ce rapport s’intéresse non seulement à l’apprentissage des étudiant(e)s mais aussi à l’apprentissage des enseignant(e)s. A la différence de la Stratégie de la Banque mondiale pour l’éducation: Horizon 2020(2011), qui elle n’accorde aucune attention à l’apprentissage des enseignant(e)s (voir Ginsburg, 2012, p. 86), le RDM va plus loin encore que de se contenter de préconiser leur formation en cours d’emploi, dans une perspective de renforcement du « capital humain » du corps enseignant. Notant qu’« [a]près des apprenants prêts et motivés, la présence d’enseignants compétents et motivés constitue l’ingrédient le plus fondamental de l’apprentissage [de l’étudiant(e)] » et que « les systèmes éducatifs sont souvent dépourvus de mécanismes efficaces pour encadrer et motiver les enseignants, » le RDM (Filmer et al., 2018, pp. 131-132) identifie « trois grands principes qui sont essentiels à la réussite de l’apprentissage au travers des enseignants [notamment]: pour être efficace, la formation des enseignants doit résider dans un programme individualisé et répétitif, assorti d’un accompagnement individuel… » Ce principe semble prendre au sérieux l’idée que les enseignant(e)s sont des apprenants à considérer de manière individuelle, mais j’aurais ici utilisé un terme autre qu’« individualisé » et accordé une attention accrue aux points de vue personnels des enseignant(e)s quant à leurs propres besoins en matière d’apprentissage. En outre, le rapport fait référence à deux grands principes venant sous-tendre la formation continue des enseignant(e)s: 1) il devrait s’agir d’un processus continu (c’est ainsi que j’interprète le terme « répétitif ») et 2) les ateliers ou activités de « formation » devraient être assortis d’une supervision et bénéficier d’un appui au sein du cadre scolaire (« accompagnement »).
Le rapport aurait toutefois pu apporter des précisions sur ces questions et examiner d’autres principes relatifs à l’organisation de la formation continue des enseignant(e)s. Ainsi, les aspects suivants auraient pu être abordés: a) la participation des enseignant(e)s à la planification et la mise en œuvre des programmes, b) un accent à mettre sur la connaissance du contenu pédagogique, c) l’application de modèles d’apprentissage actif centrés sur l’adulte, d) l’intégration de la pratique réflexive et de la recherche-action, et e) veiller à ce que les enseignant(e)s ayant participé avec succès à des programmes de formation en cours d’emploi bénéficient d’une reconnaissance professionnelle officielle (voir Craig et al., 1998; Feiman-Nemser, 2008; Hammerness et al., 2005; Leu & Ginsburg, 2011; Schwille & Dembélé, 2007; Sprinthall et al., 1996; Villegas-Reimers, 2003). Nous devons néanmoins dresser un constat positif, à savoir que le RDM mentionne que la conduite de « visites de suivi dans les classes des enseignant(e)s afin d’assurer un soutien continu » constitue une « bonne pratique de la formation continue des enseignant(e)s » (Filmer et al., 2018, p. 133).
Dès lors, quels éléments me font dire que l’engagement en faveur de l’apprentissage de l’enseignant(e) ne se manifeste ici qu’en demi-teinte? C’est parce que le rapport (Filmer et al., 2018) reconnaît que « le perfectionnement professionnel en cours d’emploi exige beaucoup de temps et de ressources » (p. 132) et que « nombre de pays clameront que leur budget ne leur permet pas d’assurer à grande échelle un perfectionnement professionnel en cours d’emploi de haute qualité – répétitif, assorti de visites de suivi à l’école … » (p. 133). Toutefois, dans son « Gros plan 6: Dépenser plus? Dépenser mieux? Ou les deux? », le rapport semble mettre autant, sinon plus, l’accent sur l’utilisation efficace des ressources financières que sur l’accroissement des ressources consacrées aux dépenses d’éducation:
Bien que l’investissement public dans l’éducation soit pleinement justifié, le lien entre les dépenses et les résultats d’apprentissage est souvent faible … Les dépenses n’entraînent pas nécessairement des résultats d’apprentissage supérieurs et plus égaux entre les apprenants, et ce pour cinq raisons principales: [a] Les dépenses ne sont pas allouées de façon équitable. [b] Les fonds ne parviennent pas jusqu’aux écoles ou ne sont pas utilisés aux fins prévues. [c] Les dépenses publiques peuvent se substituer aux dépenses privées. [d] Les décisions quant à l’utilisation des fonds publics ne sont pas cohérentes par rapport à l’apprentissage. [e] Les organismes gouvernementaux n’ont pas la capacité d’utiliser les fonds de façon efficace. (p. 184)
Ainsi, le RDM s’inscrit dans la lignée de la Stratégie de la Banque mondiale pour l’éducation: Horizon 2020 (Banque mondiale, 2011), [1] qui met en exergue une utilisation plus efficace des ressources financières pourtant insuffisantes par les gouvernements, et du document-cadre SABER Enseignants de la Banque mondiale (Banque mondiale, 2013), [2] qui appelle à davantage d’efforts de la part des enseignant(e)s, malgré une rémunération inadéquate et un appui insuffisant en matière de supervision. Dans son rapport, la Banque mondiale appelle les gouvernements (et peut-être aussi les enseignant(e)s) à redoubler d’efforts eu égard aux actions destinées à améliorer l’apprentissage des enseignant(e)s (et des étudiant(e)s), en s’appuyant sur les niveaux de financement actuels ou, dans le meilleur des cas, sur une hausse relativement modeste du financement (Filmer et al, 2018):
Le financement de l’éducation est parfois insuffisant et les fonds sont souvent alloués de façon incompatible avec un objectif d’égalité des chances en vue d’un apprentissage efficace. (p. 171)
La faiblesse du lien entre les dépenses et l’apprentissage est une caractéristique des différents environnements dans lesquels opèrent les systèmes éducatifs. … Ces corrélations simples suggèrent également que les acquis d’apprentissage de nombreux systèmes éducatifs sont nettement inférieurs à ce qu’il est possible d’atteindre compte tenu des niveaux actuels de financement. (p. 173)
De bon(ne)s enseignant(e)s, des environnements propices à l’apprentissage, des systèmes d’évaluation fiables et des technologies d’apprentissage novatrices, tout cela coûte de l’argent. Et à mesure que la scolarité des élèves progresse, les besoins de financement augmentent. Pourtant, un financement accru ne conduit à un meilleur apprentissage que s’il est convenablement utilisé … (p. 183)
Les décisions relatives à l’utilisation des ressources publiques ne sont en général pas alignées de façon cohérente sur l’apprentissage. On dispose de données factuelles de plus en plus nombreuses quant aux moyens d’améliorer l’apprentissage, suggérant comment utiliser les fonds de manière plus efficace. (p. 186)
Bien entendu, cette orientation se révèle particulièrement problématique pour les pays à faible revenu, pour lesquels des évaluations de référence en matière de lecture, de calcul et d’écriture, comme celles du Programme international de recherche en lecture scolaire (PIRLS) et de l’Enquête internationale sur les mathématiques et les sciences (TIMSS), révèlent en effet que les notes de l’étudiant moyen d’un pays à faible revenu sont inférieures à celles de « 95 % des élèves de pays à revenu élevé » (Filmer et al., 2018, p. 5). On estime ainsi à 89 milliards de dollars américains par an le montant du financement international requis afin d’aider les pays à faibles revenus à atteindre l’objectif de développement durable n° 4 d’ici 2030 (Commission sur le financement des opportunités éducatives, 2016, p. 22). Ce montant correspond toutefois à l’enveloppe requise afin de faire face à l’expansion de la scolarisation primaire et secondaire sans mettre expressément l’accent sur l’amélioration de la qualité, de la fréquence et de l’étendue de la formation continue des enseignant(e)s. Le rapport a le mérite de souligner la nécessité pour les acteurs externes de répondre aux pénuries de financement dans les pays à revenu faible, mais il consacre en parallèle autant d’attention, sinon plus, à l’utilisation efficace de ces fonds:
Bien que, d’une manière générale, l’aide au développement contribue de façon relativement réduite aux investissements nationaux dans l’éducation, elle revêt un caractère important dans certains pays à revenu faible ... De surcroît, les estimations mondiales des investissements requis en vue d’accroître l’apprentissage dans le cadre des ODD laissent entendre qu’il est nécessaire d’augmenter l’aide au développement, notamment en faveur des pays à revenu faible.
Mais le financement assuré par les acteurs extérieurs doit s’opérer d’une manière qui aligne les systèmes sur l’apprentissage. … Les acteurs extérieurs peuvent favoriser cet alignement en axant dorénavant les systèmes sur l’apprentissage, et en proposant pour cela des financements axés sur les résultats plutôt que sur la fourniture d’apports donnés ou la conduite d’activités spécifiques. (Filmer et al., 2018, pp. 211-212)
Dès lors, s’agissant de promouvoir une hausse du financement national et international en vue de couvrir les coûts afférant à l’extension et à l’amélioration du dispositif de formation continue des enseignant(e)s (entre autres postes du budget de l’éducation), le RDM semble se contenter, tout au plus, d’un engagement en demi-teinte en faveur de l’apprentissage des enseignant(e)s.
Références
Banque mondiale. (2011). Apprentissage pour tous: investir dans l’acquisition de connaissances et de compétences pour promouvoir le développement. Stratégie de la Banque mondiale pour l’éducation: Horizon 2020. Washington, DC : Banque mondiale. Disponible à l’adresse: http://documents.worldbank.org/curated/en/240821468150580897/pdf/644870WP00FREN00Box0361538B0PUBLIC0.pdf.
Banque mondiale (2013). What matters most for teacher policies: A framework paper. Disponible à l’adresse: http://wbgfiles.worldbank.org/documents/hdn/ed/saber/supporting_doc/Background/TCH/Framework_SABER-Teachers.pdf.
Commission internationale sur le financement des opportunités éducatives (2016). La génération d’apprenants: Investir dans l’éducation pour un monde en pleine évolution. Commission internationale sur le financement des opportunités éducatives. Disponible à l’adresse: Users/H%C3%A9l%C3%A8ne/Downloads/Learning_Generation-FR-1.pdf.
Craig, H., Kraft, R. & du Plessis, J. (1998). Teacher development: Making an impact. Washington, DC: USAID et la Banque mondiale.
Feiman-Nemser, S. (2008). Teacher learning: How do teachers learn to teach? In M. Cochran-Smith, S. Feiman-Nemser, & D. J. McIntyre (Eds.), Handbook of research on teacher education: Enduring questions in changing contexts(3e éd., pp. 697–705). New York: Routledge.
Filmer, D.; Rogers, H.; Al-Samarrai, S.; Bendini, M.; Béteille, T.; Evans, D.; Kivine, M.; Sabarwal, S.; Valerio, A.; Abu-Jawdeh, M.; Larson, B.; Shrestha, U.; Yuan, F.; de Hoyos, R.; et Naudeau, S. (2018). Rapport sur le développement dans le monde 2018: Apprendre pour réaliser la promesse de l’éducation(RDM).Washington, DC : Le Groupe de la Banque mondiale. Disponible à l’adresse: http://www.worldbank.org/en/publication/wdr2018.
Ginsburg, M. (2012). Teachers as learners: A missing focus in ‘Learning for All.’ In S. Klees, J. Samoff et N. Stromquist (éd.), The World Bank and education: Critiques and alternatives, pp. 83-94. Rotterdam, Pays-Bas : Sense Publishers.
Ginsburg, M.; Archer, D.; Barrera-Osorio, F.; Lake, L.; Vally, S.; Wachter, N.; et Ulrick, J. (2018). CER Moderated discussion on World Development Report 2018 : Realizing the Promise of Education for Development. (Discussion modérée de la CER sur le Rapport sur le développement dans le monde 2018 : Réaliser la promesse de l’éducation pour le développement). Comparative Education Review 62 (2).
Hammerness, K., Darling-Hammond, L., & Bransford, J. en collaboration avec Berliner, D., Cochran-Smith, M., McDonald, M., & Zeichner, K. (2005). How teachers learn and develop. In L. Darling-Hammond & J. Bransford (éd.), Preparing teachers for a changing world(pp. 358-389). San Francisco : Jossey-Bass.
Leu, E. & Ginsburg, M. (2011). Designing Effective Education Programs For In-Service Teacher Professional Development: EQUIP1 First Principles Compendium. Washington, DC : American Institutes for Research, Academy for Educational Development, et USAID. Disponible à l’adresse: http://www.equip123.net/docs/E1‐FP_In‐Svc_TPD_Compendium.pdf.
Schwille, J., & Dembélé, M. en collaboration avec Schubert, J. (2007). Former les enseignants: politiques et pratiques. Paris: IIPE-UNESCO.
Sprinthall, N., Reiman, A., & Thies-Sprinthall, L. (1996). Teacher professional development. In J. Sikula, T. Buttery, & E. Guyton (éd.), Handbook of research on teacher education(2e éd., pp. 666–703). New York: Macmillan.
Villegas-Reimers, E. (2003). Teacher professional development: An international review of the literature. Paris: IIPE-UNESCO.
[1] La Stratégie de la Banque mondiale précise par exemple que « le retour sur l’investissement dans l’éducation exige l’adoption d’une démarche d’investissement avisée; c’est-à-dire, des investissements dont on a déjà la preuve ailleurs qu’ils ont eu des effets bénéfiques sur l’apprentissage ». (Banque mondiale, 2011, p. 4, italiques ajoutées).
[2] Par exemple, le cadre SABER Enseignants mentionne que « les systèmes éducatifs très performants obtiennent de bons résultats en matière d’éducation en s’appuyant sur différentes combinaisons de politiques relatives aux enseignant(e)s. Certains systèmes concentrent l'essentiel de leurs efforts stratégiques sur le renforcement des capacités des enseignant(e)s à travers de solides programmes de formation initiale puis de développement professionnel, et laissent aux enseignant(e)s l'autonomie suffisante pour prendre des décisions concernant l'enseignement qu'ils dispensent. D'autres systèmes éducatifs s’attachent quant à eux à gérer de près les divers aspects du travail des enseignant(e)s, à mettre l’accent sur l'évaluation du corps enseignant et à recourir à des incitations destinéesà susciter des comportements spécifiques» (Banque mondiale, 2013, p. 8 ; italiques ajoutées).
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