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#WDR2018 à l’épreuve des faits n°9: Analyse critique du Rapport de la Banque mondiale sur le développement de l’éducation dans le monde, par Steve Klees

Publié 9 janvier 2018 Mis à jour 12 avril 2018
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Le Rapport annuel sur le développement dans le monde (RDM en abrégé) est la publication phare de la Banque mondiale. Le rapport de 2018 s'intitule Apprendre pour réaliser la promesse de l’éducation. C'est la première fois dans les 40 ans d'histoire du RDM que l'accent est mis sur l'éducation. De nombreux commentateurs se sont félicités de ce geste nécessaire en ces temps où les systèmes éducatifs du monde entier sont confrontés à de nombreux défis. Je suis moins optimiste.

Bien que le rapport possède quelques caractéristiques positives, je le vois comme un élément à part entière de  la vision très étroite de l'éducation (même pour des économistes) proposée par la Banque.

Tout au long de ses 216 pages, le RDM délivre un message assez simple. Il consiste tout d’abord à dire que l'apprentissage dans les pays en développement est perçu comme étant en crise, avec de nombreuses statistiques montrant comment tant d'étudiants apprennent si peu dans l'éducation de base. Des centaines de millions d'élèves ayant terminé un certain nombre d'années d'école primaire sont analphabètes; seulement 14% répondent aux normes minimales d'apprentissage en lecture et moins encore en mathématiques. Les sources de cette crise sont examinées et trois solutions sont proposées: 1. Nous avons besoin d'évaluations étendues de l'apprentissage des élèves; 2. Nous devons agir compte tenu de «l'explosion» des témoignages pointant ce qui fonctionne pour améliorer l'apprentissage et 3. Nous devons supprimer les barrières techniques et politiques afin d'aligner l'ensemble du système éducatif sur l'amélioration de l'apprentissage. Ci-dessous, j'examine la nature problématique de l'analyse de la Banque selon divers aspects éducatifs.

Apprentissage

Un problème fondamental est que la Banque - de même que peut-être une trop grande partie du reste de la communauté internationale - ne peut garder deux idées en tête simultanément. Nous avons depuis longtemps oscillé entre l'attention à l'accès à l'éducation et l'équité, d'une part, et la qualité et l'apprentissage, d'autre part. L'élargissement de l'accès conduit souvent à une détérioration de la qualité et l'attention à la qualité conduit trop souvent à ignorer l'accès. Pourtant, clairement, l'accès et la qualité sont étroitement liés. Accès à quoi? Et la qualité pour qui? sont toujours les questions qui se posent.

En mettant l'accent sur la «crise de l'apprentissage», le RDM fait peu de cas des problèmes d'accès. Alors que les 260 millions d'enfants et de jeunes qui ne sont pas scolarisés sont mentionnés brièvement, on ne prête aucune attention à ce qui est nécessaire pour leur donner une éducation. Et, bien sûr, ils sont les premières victimes de la crise de l'apprentissage.

Le RDM déçoit aussi compte tenu de sa focalisation étroite sur ce qu’est l’apprentissage - essentiellement la lecture et les mathématiques. Alors que les compétences socio-émotionnelles sont mentionnées à divers moments, mise à part la référence répétée à des idées problématiques et victimisantes de «persévérance» et de «résilience», on ne s'intéresse pas à ce que cela signifie au niveau de l’amélioration de l’idée générale de l'apprentissage. Presque tous les travaux de recherche cités pour décider de « ce qui fonctionne » pour améliorer l’apprentissage sont basées uniquement sur l'impact sur la lecture et les mathématiques. Cette orientation étroite aggrave les résultats problématiques de l'attention accordée à la lecture précoce et aux mathématiques au cours de la dernière décennie, ce qui a faussé les programmes d'études primaires pour se concentrer sur ce qui est testé. Le régime d'évaluation massif recommandé par le RDM prolongera cette tendance et entraînera la même distorsion pour les sujets testés que celle que nous avons constatée dans l'initiative américaine No Child Left Behind initiative dont le mode d’évaluation n'a en rien amélioré les résultats des tests.

Enseignants

Même s’il y a eu occasionnellement des commentaires judicieux sur les enseignants et l'enseignement dans le RDM, la teneur générale du rapport est que les enseignants non motivés et non qualifiés sont l'une des principales sources de la crise de l'apprentissage. Les enseignants ayant une formation insuffisante sont définitivement un problème mondial. Mais la Banque a sa part des responsabilités dans cette problématique. Pendant des décennies, la Banque a critiqué la formation initiale et la formation continue des enseignants comme étant non rentables. Pendant des décennies, la Banque a soutenu l'embauche d'enseignants contractuels sans formation comme une solution bon marché et un moyen de contourner les syndicats d'enseignants - et les enseignants sous contrat sont encore félicités dans le RDM. Cela est en contradiction avec les chapitres du RDM où la Banque soutient que les pays en développement doivent suivre l'exemple des quelques pays qui attirent les meilleurs étudiants dans la profession, améliorent la formation et les conditions de travail.

Il n'y a aucune preuve explicite de l'affirmation répétée à plusieurs reprises que les enseignants sont démotivés et doivent être contrôlés et surveillés pour faire leur travail. La Banque blâme depuis longtemps les enseignants et les syndicats d'enseignants pour les échecs scolaires. La Banque soutient implicitement que le problème de l'absentéisme des enseignants, évoqué tout au long du rapport, signifie que les enseignants ne sont pas motivés, mais ce n'est tout simplement pas vrai. Pour tous ceux qui, comme moi, ont beaucoup travaillé avec les enseignants des pays en développement, il est clair que même dans les circonstances actuelles très éprouvantes, la plupart des enseignants sont très motivés à faire de leur mieux pour leurs élèves. Cela est vrai même s'ils doivent parfois s'absenter pour être payés ou répondre à des besoins bureaucratiques - ou même s'ils manquent des cours parce qu'ils travaillent à d'autres postes pour joindre les deux bouts. L'absentéisme des enseignants n'est pas un signe de faible motivation. Les salaires des enseignants sont extrêmement bas, tout comme le statut de l'enseignement. A cause de cela, l’enseignement est devenu dans de nombreux pays une occupation de dernier recours, mais il attire toujours des enseignants dévoués (voir ma récente étude sur les enseignants dans quatre pays africains réalisée avec des collègues). Une fois de plus, la Banque s'est montrée très complice de cette situation puisqu'elle et le FMI ont imposé pendant des décennies les politiques néolibérales dans le cadre du Consensus de Washington qui ont entraîné des coupes budgétaires de la part des gouvernements et une baisse des salaires réels pour les enseignants du monde entier. Il est incroyable que les économistes ne reconnaissent pas que la détérioration des salaires est la principale cause de l'absentéisme des enseignants et que tout ce qu'ils sont disposés à proposer est inefficace et concerne des programmes insultants de rémunération liée au rendement.

Finances

Le plus gros problème concernant ce RDM est l'absence de toute attention sérieuse portée à la question de savoir s’il faut financer et de quelle manière il faudrait financer la réponse apportée à la crise de l'apprentissage et aux autres défis de l'éducation. Seule une demi-page du rapport est consacrée aux finances, complétée par un article de 5 pages à la fin du document. Je trouve la teneur de leur traitement des finances inadmissible et laissez-moi vous expliquer pourquoi. Le titre de l’article incarne sa nature problématique: «Dépenser plus ou dépenser mieux - ou les deux?» Dépenser plus est évité - «peut-être, parfois» est leur réponse, soulignant que plus d'argent (dans la recherche qu'ils choisissent de citer) ne conduit pas à plus d'apprentissage (contredisant, par exemple, une étude récente sur les dépenses et les résultats aux tests PISA). C'est même une approche plus faible que la teneur des rapports de la Banque depuis de nombreuses décennies où ils consacrent une ligne ou deux au sujet en disant que "oui, plus d'argent est nécessaire", "mais" passent ensuite le reste du rapport à exprimer leurs vues étroites sur la signification de dépenses plus efficaces.

Cette approche des finances contredit les parties les plus sensées du RDM qui exposent toutes les nombreuses choses très coûteuses qui doivent être faites pour résoudre la crise de l’apprentissage, dont: de meilleurs soins prénataux et postnataux; la lutte contre le retard de croissance généralisé et la malnutrition; des visites à domicile et des programmes de soins pour les parents d'enfants de 0 à 3 ans; des garderies pour les très jeunes enfants, suivies de trois années d’éducation préscolaire de qualité; la mise à disposition de bibliothèques et de centres de loisirs; l’élimination des environnements chimiquement toxiques et physiquement dangereux; l’attraction des meilleurs étudiants dans l'enseignement; l’amélioration de la formation initiale et continue; l’utilisation de technologies qui complètent les compétences des enseignants; l’amélioration de la gestion de l'école; la baisse des frais de scolarité et des coûts; l’apport de transferts monétaires et d’un soutien psychosocial; des programmes de rattrapage et de prévention du décrochage pour les jeunes à risque; etcétéra!

Pourtant, ils ne disent nulle part que la mise en œuvre de ce programme très impressionnant sera très coûteuse. Ils ne mentionnent pas non plus le coût de la scolarisation des 260 millions d'enfants et de jeunes non scolarisés. Ils ne mentionnent pas non plus les décennies d'études de l'UNESCO estimant que nous sommes confrontés à un déficit important de l'assistance internationale nécessaire pour améliorer l'accès aux écoles primaires et secondaires dans les pays en développement et leur qualité, à hauteur de 40 milliards de dollars par an. Le partenariat pour l'éducation a réussi à convaincre les bailleurs de fonds. C'est une banque remplie d'économistes, les finances devraient être à l'avant-plan, pas enterrées à jamais dans quelques "oui, mais" placés sur le côté!

Autres Problèmes

Les contraintes d'espace m'empêchent de faire plus que mentionner quelques-uns des nombreux autres problèmes significatifs de ce rapport: encore une fois, à peine reconnaître le droit à l'éducation au lieu d'expliquer comment on pourrait utiliser l’ Approche 4A s pour attirer l'attention sur la crise d'apprentissage; une brève mention à mi-voix de l' Approche des capacités de Sen alors qu'une prise en considération sérieuse conduirait à une vision beaucoup plus large des problèmes d'apprentissage; une vue très étroite de ce qui constitue une preuve, privilégiant les ECR problématiques, et considérer une étude sur un sujet dans un pays comme universellement valable; offrir des conseils sur une vision très étroite de ce que la bonne gestion signifie de la part d’une institution qui a été elle-même un bourbier au niveau de la gestion pendant des décennies; promouvoir une vision de l'enseignement supérieur selon laquelle l'enseignement primaire et secondaire sont les investissements prioritaires, poursuivant ses décennies de relégation des pays en développement à une concurrence basée sur une main-d'œuvre moins bien rémunérée; une vision naïve et irréaliste de la politique et des obstacles politiques à une vision déformée de la nécessité d'un alignement complet du système derrière le seul but (étroit) de l'apprentissage; et le manque de reconnaissance du fait que les deux pays en développement présentant des scores anormalement élevés aux tests de rendement – le Vietnam (mentionné à plusieurs reprises) et Cuba (jamais mentionné) - sont des cas particuliers en raison de politiques socialistes égalitaires.

Conclusions

Dans son analyse des barrières politiques, la Banque affirme:

Les intérêts particuliers ne se limitent pas aux intérêts privés ou liés la recherche d’une rente. Les acteurs des systèmes éducatifs sont souvent guidés par leurs valeurs ou leur idéologie ... [190]

Cela s’applique à la Banque également! La Banque mondiale se targue d'être fondée sur les preuves et la recherche, mais ce n'est pas le cas. Ses prémisses et ses conclusions sont basées sur l'idéologie et non sur des preuves. La Banque sélectionne et interprète la recherche qui correspond à son idéologie. En ce sens, elle ressemble à des institutions idéologiques conservatrices comme le C ato Institute ou la Heritage Foundation. Cependant, deux aspects la rendent différente. Tout d'abord, tout le monde réalise que Cato et Heritage sont des organisations partisanes. Alors que la Banque fait semblant d'être objective et inclusive. Deuxièmement, Cato et Heritage sont des institutions privées à influence limitée. La Banque est une institution publique, un monopole financé par les impôts, qui donne des subventions, des prêts et des conseils dans le monde entier, ce qui lui donne une vaste influence mondiale. [1]

L'idéologie de la Banque est le néolibéralisme, terme que les économistes de la Banque reconnaissent à peine. Dans les années 1960 et 1970, les économistes libéraux de l'éducation au sein de la Banque, comme Jean-Pierre Jallade, recommandaient systématiquement des investissements substantiels dans l'accès à l'éducation et la qualité, financés par des impôts progressifs. Sans aucune base factuelle et selon un raisonnement spécieux, la Banque, avec le FMI, a diffusé et propagé ce que l’on appelle les politiques du Consensus de Washington pour les quatre décennies suivantes à travers les PAS et leurs successeurs, les DSRP, délégitimant le gouvernement et privant le secteur public de ressources.

Bien sûr, il y a une crise de l’apprentissage. Le monde est rempli de crises: de l’éducation, de la santé, de la pauvreté, du développement, de l’environnement, de la guerre, etc. La manière dont la Banque et les autres institutions néolibérales encadrent ces crises, en rejettent la faute et proposent des solutions, comme nous l'avons vu ici, est le reflet de leur idéologie. Dans le domaine de l’éducation, le RDM privilégie une vision étroite de l'apprentissage, blâme les enseignants et, aussi incroyable que cela puisse paraître, fait pire qu'ignorer les finances - en fait, elle se demande si plus de ressources sont nécessaires.

Nous devons remettre en cause la légitimité de la Banque - et du FMI. Il y a quelques décennies, une importante campagne appelée “50 years is enough”(50 ans, cela suffit) l'a fait. Nous devons relancer cette campagne. Nous célèbrerons le 75ème anniversaire de leur fondation en 2019. La Banque et le Fonds sont des institutions antidémocratiques, technocratiques et néolibérales, inadaptées aux nécessités du monde d'aujourd'hui. Il est grand temps qu’une nouvelle conférence de Bretton Woods repense et reformule le rôle et la nature de ces institutions.

« #WDR2018 à l’épreuve des faits » est une série promue par l’Internationale de l’Education. Elle rassemble les analyses d’expert(e)s et de militant(e)s de l’éducation (chercheurs et chercheuses, enseignant(e)s, syndicalistes et acteurs et actrices de la société civile) des quatre coins de la planète en réponse au Rapport sur le développement dans le monde 2018, Apprendre pour réaliser la promesse de l’éducation. La série fera l’objet d’une publication en préparation des Réunions du printemps 2018 de la Banque mondiale. Si vous souhaitez y contribuer, veuillez prendre contact avec Jennifer à jennifer.ulrick@ei-ie.org. Les opinions exprimées n’engagent que leur auteur et ne représentent pas les positions de l’Internationale de l’Education.

[1] La Banque (et d'autres organismes d'aide) aime dire que les politiques sont toujours dictées par les pays et aux mains de ces derniers. Cela est démenti par des décennies d’imposition de conditions qui, par exemple, ont forcé les pays à réduire les impôts et les services sociaux ou par un manuel de 1200 pages dont l’objectif est de «guider» les pays dans l'élaboration des DSRP.

Le contenu et les avis exprimés dans ce blog sont ceux de son auteur et ne reflètent pas nécessairement la position officielle de l’Internationale de l’Education.