Vous devez à présent décider: souhaitez-vous réellement lire ce qui suit?
Il y a quelques années de cela, à l'occasion d'une conférence sur les pratiques en matière d'emploi dans l'enseignement supérieur, qui était organisée sous les auspices de l’Organisation internationale du Travail, l'un des intervenants du groupe représentant les employeurs avait suscité une gêne perceptible parmi ses collègues. Sous leur regard consterné et désapprobateur, il avait commis l'impardonnable lors d'un forum d'un tel niveau, en confiant honnêtement son point de vue: « Il est reconnu que vous ne pouvez pas contrôler ce que vous ne pouvez pas mesurer ». « Bravo pour cette franchise », avais-je alors pensé, « c'est à la fois une révélation et une explication! »
Depuis cette démonstration de sincérité inattendue de la part d'un défenseur de la cause des dirigeants, j'ai constaté que je n'étais plus à même d'établir une distinction entre la notion d'« évaluation » et celle de « contrôle ».
L'« évaluation de la qualité » est une expression neutre et acceptée, tandis que l'expression « contrôle qualité » évoque l'image de contrôle et d'interférence – étant entendu qu'il convient, de prime abord, de définir précisément ce que l'on entend par « qualité ».
Ainsi mon interlocuteur a-t-il tout simplement réussi à m'empêcher de voir dans les notions d'« évaluation » et de « contrôle » autre chose qu'une tentative de manipulation déguisée.
Ironie du sort, j'ai été amené à m'exprimer pour la première fois en public sur le thème des mesures/évaluations/classements etc. lors d'une conférence de plus haut niveau sur l'éducation; je me suis alors creusé les méninges pour me confronter à l'obsession relativement récente (oups! parti-pris!) pour l'assurance qualité. J'étais sur le point de renoncer quand tout à coup je me suis souvenu d'une parabole découverte à l'époque dans un de mes manuels de l'école primaire.
Débarrassée de tous stéréotypes racistes alors omniprésents, cette parabole racontait l'histoire d'un jeune garçon plein de bonne volonté mais naïf, à qui sa mère avait demandé d'aller acheter une douzaine d'œufs. Alors que le garçon s'apprêtait à partir, elle lui avait rappelé de bien contrôler la fraîcheur de chacun des œufs.
Mais comme on dit en Irlande, « un œuf est un œuf », et tous les œufs ont une coquille. Alors comment faire pour s'assurer de leur « qualité »? Notre héros avait compris et accepté le fait que sa mission première était une mission d'assurance qualité. Appliquant la logique des agents aujourd'hui en charge des classements, il a cassé chaque œuf pour en vérifier le contenu.
Qualité garantie! Produit détruit! Quel dommage!
Et quel rapport – me direz-vous – avec les classements de l'enseignement supérieur?
Et bien, pour ceux d'entre-vous qui n'interprètent pas cette parabole de la même manière que moi, permettez-moi de reprendre quelques principes de base.
Tout classement implique une comparaison/évaluation d'un produit, d'une entité. Nul doute que les agents en charge des classements sont des personnes respectables et honnêtes. Mais que faire lorsqu'il ne s'agit pas d'un banal (oups, encore un parti-pris!) produit? Que faire si l'on accepte le fait que le développement de la connaissance humaine (par la recherche) et la transmission de celle-ci à une nouvelle génération (par l'enseignement) n'est pas un produit mais un processus? Qu'en est-il alors des mesures/classements?
Existe-t-il des domaines d'interaction humaine (vitale) qui ne soient pas exposés à d'éventuel(le)s mesures/classements?
Si vous allez à l'opéra pour découvrir le dernier récital de Gigli ou de Pavorotti et que cette prestation vous bouleverse, est-ce que vous vous lèverez et proclamerez: « excusez-moi mais, sauf votre respect, c'est nettement mieux que la fois précédente et je ne parviens pas à l'expliquer. Si vous me le permettez, j'aimerais vérifier (a) la réaction du public [fréquence cardiaque, etc.] (b) la qualité de la prestation [volume, résonance, timbre] et (c) l'environnement physique [température, taille de la pièce]? »
Mais avez-vous déjà entendu le bruit que font douze œufs de qualité lorsqu'on les casse?
À travers l'histoire de l'humanité, la littérature a toujours alimenté le fantasme du retour des dieux et des héros qui nous ont quittés.
J'ai longtemps imaginé que Shakespeare, Dante, Joyce et d'autres encore puissent revenir dans une université proche de chez moi. Aujourd'hui, le rêve s'évanouit. Depuis que je côtoie l'univers du classement, tout ce que je peux voir c'est l'expression sur les visages de ces héros, mes héros, lorsqu'un représentant bien intentionné de l'OCDE (l'Office pour une Codification du Discours Efficace) leur tend, tour à tour, un questionnaire « convivial » d'une quinzaine de pages sur ce qui a fait d'eux ce qu'ils sont aujourd'hui. Je me bats pour me réveiller, mais je finis par réaliser que JE SUISéveillé. Bienvenu sur la planète AHELO (l'Etude de faisabilité de l'OCDE sur l'évaluation des résultats de l’enseignement supérieur), « nous voulons juste savoir ce que vous faites ».
Alors allons-y, mesurons! Contrôlons! Après tous, voilà plus de 600 ans que les personnes en charge des universités agissent à leur guise et regardez ce qu'elles ont créé: un système d'enseignement supérieur adéquat et de classe mondiale. Rien que cela.
Nul doute qu'avec quelques mesures, un étrange chronomètre et un presse-papiers, nous pouvons faire mieux!
Permettez-moi de conclure sur une note plus positive. L'engouement actuel pour les classements et les mesures sans fin n'est pas anodin. Il n'a rien de criminel, certes, mais il n'est pas pour autant sans conséquences! De multiples preuves attestent des effets de distorsion des valeurs d'universalité suscités par la quête d'un meilleur positionnement dans le classement. Qui pourrait nier l'insuffisance du système de classement même le plus sophistiqué à refléter la véritable magie de l'enseignement et de l'apprentissage?
Pour ceux qui refusent de reconnaître les dommages qu'ils ont causés et causeront au « produit » qu'ils cherchent à mesurer et qu'ils réduisent à un simple classement, je reprendrai simplement (ce qui est rare pour un irlandais) les mots d'Oliver Cromwell: « Je vous en conjure, faites bien votre examen de conscience, et envisagez que vous puissiez vous être trompés ».