Comme dans de nombreux pays, les enseignants français sont simultanément à l’avant-garde du mouvement social et confrontés à un processus de déclassement, que la réforme des retraites engagée par le gouvernement français en 2019, accentuerait. Mais leur « surconflictualité » (utilisation de la grève très supérieure à la moyenne des salariés) avait tendance à reculer, au point que le paysage intellectuel et médiatique était dominé par le thème du déclin de la grève et du syndicalisme. L'échec du mouvement de 2003 contre de précédentes réformes limitait la mobilisation des enseignants : jamais une lutte enseignante n’avait été aussi puissante et jamais les sanctions financières n’avaient été aussi fortes. Mais fondamentalement, leur culture gréviste a persisté, parce que les conditions de son émergence demeuraient (valeurs politiques progressistes, sens du service public, protection statutaire, vigueur du syndicalisme avec environ 25 % d’adhérents..). La démonstration en a été apportée par l’importance de la grève du 5 décembre 2019, et par celle des cortèges qui ont remis les enseignants au centre du jeu. Toutefois, la suite du mouvement, plus faible, démontrait aussi que des obstacles à une mobilisation forte et durable demeuraient. L’analyse de cette séquence est utile dans un contexte où la réforme a été suspendue depuis l’apparition de la Covid19.
La surconflictualité enseignante confirmée
C’était la grève la plus réussie depuis 2003. Bien sûr, les chiffres officiels étaient inférieurs à la réalité, et manquaient totalement de transparence : le ministère compte comme non-gréviste ceux qui ne peuvent pas faire grève [1]. Ces chiffres sous évalués permettent néanmoins de saisir sommairement les évolutions.
Environ 65 % des enseignants ont participé à ce mouvement. La mobilisation du 5 décembre 2019 était bien supérieure à l'habitude et se rapprochait du taux maximal : 85 % des enseignants ont eu recours à la grève au moins une fois dans leur carrière (questionnaire représentatif « Militens », 3 300 enseignants, FSU, CERAPS Université de Lille, DEPP Ministère de l’éducation nationale). Si 30 % du corps est composé d’habitués de la grève, 40 % n'exercent ce droit qu'occasionnellement. Enfin, 15 % des enseignants ne font grève qu'exceptionnellement. Ils sont beaucoup plus souvent de droite et socialisés dans des milieux étrangers à ce mode d'action (scolarité dans l'enseignement privé, famille de commerçants ou de cadres du privé, etc.). La réussite du 5 décembre vient du cumul des grévistes réguliers et occasionnels. Fédérer ces groupes n'était pas évident : en 2015, la moitié seulement des professeurs opposés à la réforme du collège s’étaient mobilisés contre elle. Réussir une grève majoritaire suppose de convaincre le groupe intermédiaire, or celui-ci est moins sensible à l’unité syndicale que les grévistes réguliers. La particularité de ce mouvement était qu’il a démarré très fort, avec une grève annoncée plus de deux mois avant, et qu’il s’est ensuite réduit aux grévistes réguliers, alors que personne n’ignorait que l’importance de l’enjeu nécessitait une action prolongée.
Le rôle de l’action syndicale
Un an après l’irruption médiatique d’un groupe revendicatif mais asyndical sur Facebook, les « stylos rouges », le mouvement marquait le grand retour du syndicalisme enseignant, même s’il est fragmenté en plus de 7 organisations, dotées chacune d’une histoire et d’une identité propre. Les deux principales (FSU et UNSA) sont les héritières de l’organisation hégémonique jusqu’en 1992, la Fédération de l’Education Nationale. De plus, chaque confédération a souhaité s’implanter dans ce secteur stratégique du salariat. Dans les moments clé, ces forces se regroupent quasi systématiquement selon un clivage entre réformistes (UNSA et CFDT, 24 % des voix ensemble en 2018) et combatifs (la FSU, 42 %, qui occupe une position centrale et trois syndicats activistes, FO surtout, 22 % des voix avec CGT et SUD ). La FSU est l’organisation majoritaire, aussi bien en voix qu’en militants.
Le positionnement vis-à-vis de l’action de ces blocs dépend de leur stratégie (les réformistes privilégient la négociation et l’expression ponctuelle du mécontentement), mais aussi des dispositions de leurs soutiens. La mouvance de chaque syndicat est composée de leurs adhérents et sympathisants, or la figure ci-dessous montre que celle des syndicats radicaux participe fréquemment (33 %) ou régulièrement (30 %) aux mouvements sociaux. Pousser au durcissement de l’action, à la grève reconductible, est donc cohérent avec leur base (le raisonnement vaut pour les syndicats réformistes, dont la mouvance est moins combative). Les enseignants qui n’ont jamais été syndiqués et qui n’affichent de proximité avec aucune organisation entrent rarement (60 %) ou occasionnellement (23 %) dans l’action. Cela confirme le rôle central joué par le syndicalisme dans la construction et la pérennisation de la surconflictualité enseignante. Chaque bloc a joué sa partition : les organisations combatives ont dirigé le mouvement avec une intersyndicale confédérale (CGT, FSU, SUD et FO) alors que les réformistes ont soutenu certaines journées de grève (le 5 décembre pour l’UNSA mais pas pour la CFDT, ce qui a provoqué des débats internes, et le 17 décembre pour les deux).
Temps fort hebdomadaire ou grève reconductible ?
Les professions les plus combatives du pays se situent dans l'éducation nationale et les transports. Présomptueux, le gouvernement les a affrontés simultanément, avec des mesures particulièrement régressives. Mais la convergence entre grévistes s’est accompagnée d’une désynchronisation. En effet, les enseignants privilégient traditionnellement des actions courtes. Leur grève permet d’abord d’interpeller l’opinion et ne peut bloquer la production. Les mouvements enseignants alternent des mois durant temps forts et actions de sensibilisation, des médias et des usagers notamment. En revanche, les salariés des transports pratiquent la grève reconductible couplée à des assemblées générales.
Comme en 2003, des militants radicaux, qu’ils soient membres de la FSU ou appuyés par les confédérations combatives (CGT, FO et SUD) tentèrent de reproduire ce modèle plus intense parmi les enseignants. De nombreux enseignants combatifs se sont mobilisés durablement, souvent pour quelques jours. Les grèves reconduites leur ont permis de mobiliser les citoyens, de construire une dynamique en occupant l’espace local et médiatique (manifestations dans des centres commerciaux, occupations d’établissement, retraites aux flambeaux…). Cependant, la grève générale échoua dès le lendemain du 5 décembre. De même, l’absence de temps fort hebdomadaire, remplacé mi-janvier par trois jours consécutifs de mobilisation dont deux comprenant des grèves, fut désastreuse. On peut donc supposer que la mobilisation enseignante a été freinée, notamment celle des grévistes occasionnels qui ne se reconnaissent pas dans une forme de lutte ouvrière, jugée trop radicale. Ce débat n’a pu être résolu démocratiquement, car les assemblées générales réunissaient surtout les plus déterminés et il n’y a pas eu de forums sur internet.
Conclusion
Ce mouvement était donc profondément ambivalent : le 5 décembre 2019 va-t-il rester un coup de tonnerre isolé ? Les syndicats enseignants peuvent-ils le reproduire avec une préparation minutieuse et unitaire ? Mobiliser durablement les grévistes occasionnels n’est pas évident : ceux qui refusent de s’engager dans les grèves ne participent guère plus aux actions alternatives (manifestation le samedi par exemple). Cependant, si le discours fataliste légitime leur absence d’investissement, il témoigne aussi d’une recherche de sens. Les enseignants français regrettent le manque d’efficacité actuel de la lutte, ils ne la rejettent pas en soi. La séquence actuelle est donc porteuse d’espoir et de réflexion pour le syndicalisme enseignant, à condition de renouer avec sa culture propre.
[1] https://www.lemonde.fr/education/article/2019/12/10/greve-du-5-decembre-chez-les-enseignants-un-chiffre-officiel-sous-evalue_6022286_1473685.html
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