Le 25 novembre, Journée internationale pour l'élimination de la violence à l'égard des femmes, nous avons appelé les gouvernements à ratifier immédiatement la Convention 190 de l'OIT sur la violence et le harcèlement dans le monde du travail. La convention est le résultat de 10 années de mobilisation et d'activisme de la part du mouvement syndical international. Au cours des 16 jours d'activisme visant à mettre fin à la violence sexiste (25 novembre - 10 décembre), nous présenterons une série d'histoires écrites par des syndicalistes de l'éducation qui ont participé à l'éradication de la violence dans et autour des contextes éducatifs. Ceci est une de ces histoires.
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Au CNRS (Centre national de la recherche scientifique), le plus important organisme de recherche publique française, 43% des personnels sont des femmes, mais 65% des techniciens sont des techniciennes. De par leur positionnement hiérarchique, les femmes encourent souvent le risque de harcèlement moral et sexuel. Longtemps, ces questions étaient peu présentes dans la réflexion et l’action syndicales. La recherche scientifique et l’université sont considérées comme des milieux rationnels et égalitaires : on commence juste à prendre conscience que les rapports de domination y font des dégâts, tout comme la compétition qui remplace la coopération et la solidarité.
L’histoire commence en 2006, avant le puissant mouvement #MeToo, dans un grand laboratoire de recherche sur les maladies infectieuses et tropicales. Réputé pour la qualité de son travail, ce laboratoire[1] attirait des personnels et des étudiants du monde entier. Le directeur du laboratoire était un homme renommé, puissant et autoritaire. Rien ne devait entacher les brillantes performances de son laboratoire.
Diplômée d’une école d’ingénieurs d’un pays du Maghreb, arrive Aïda[2] comme stagiaire, ensuite pour une thèse et finalement comme ingénieure. Dans une équipe dirigée par le professeur M.[3], Aïda travaille sous la responsabilité immédiate d’Élie, directeur de recherche despotique qui veut asseoir son autorité sur la nouvelle venue en dénigrant son travail ou en lançant des « blagues » racistes. Suivent des propos et gestes à connotation sexuelle, surtout après qu’Élie devient co-directeur de l’équipe en 2013.
En 2015, arrive Emma qui subit les mêmes brimades et le même harcèlement sexuel qu’Aïda, avec qui elle a interdiction de travailler : le harceleur veut isoler ses victimes. Mais le professeur M., témoin d’une scène choquante, met les deux jeunes chercheuses en contact, obtient leurs témoignages et saisit le directeur du laboratoire et le doyen de la faculté de médecine de l’université. Ce dernier ne fait rien. Le directeur du laboratoire se contente de changer de bureau les personnes impliquées et d’interdire à Élie de parler à Aïda et Emma !
A l’été 2016, Bruno, militant de notre syndicat, le SNTRS-CGT (Syndicat National des Travailleurs de la Recherche Scientifique, membre de la Confédération Générale du Travail, la plus grande organisation syndicale de la fonction publique française), ingénieur de recherche dans ce laboratoire, apprend les faits. Mais comme les victimes refusent de rendre public leur calvaire, Bruno ne connaît pas leurs noms et ne peut intervenir pour leur défense.
En 2017, Bruno est élu au Comité national de la recherche scientifique (CoNRS), la principale instance d’évaluation de la recherche française. Une autre militante du SNTRS-CGT est élue à la commission spécialisée (CSS) de l’INSERM. CoNRS et CSS sont chargés de l’évaluation du laboratoire, qui a préalablement passé une évaluation dite « externe » par le Haut conseil d’évaluation de l’enseignement supérieur et de la recherche (Hcéres). Malheureusement le Hcéres n’accepte pas toujours la participation des élus syndicaux. Or c’est lui qui rédige le premier rapport d’évaluation, qui donne le ton aux deux autres. Comme l’évaluation scientifique doit prendre en compte les conditions de travail, Bruno et quelques-uns de ces collègues essaient d’alerter le Hcéres sur le management agressif, les injustices (dont l’exclusion des ingénieurs de la signature scientifique des articles issus de leur travail) et le climat malsain. Rien n’a été retenu dans ce premier rapport. Mais leurs propos aient été rapportés au directeur du laboratoire qui dénonce publiquement leur « attitude négative et dangereuse »,.
Décidés à agir, nos militants avec d’autres élus syndicaux des instances d’évaluation obtiennent des témoignages anonymes, qui ont choqué. Ceci venant s’ajouter à un avis scientifique très mitigé, l’unité a perdu le label du CNRS et de l’INSERM : c’est un coup important à sa réputation et à son avenir.
Mais afin de porter l’affaire devant la commission disciplinaire du CNRS et demander l’exclusion d’Élie, il a fallu encore des efforts coordonnés de nos deux militants, des syndicalistes de l’université, et de la secrétaire générale de notre syndicat qui est intervenue auprès du cabinet de la ministre de l’enseignement supérieur et de la recherche. Un mois après l’évaluation, 12 personnels envoient une lettre de demande d’aide aux directions du CNRS, de l’INSERM, de l’IRD et de l’université. Aïda ne voulant pas d’allusion au harcèlement, on dénonce « des attitudes déplacées » et le « harcèlement moral ». L’effet de cette lettre fut explosif. Elle a choqué jusqu’au président de l’INSERM qui a dissuadé une visite officielle du Président de la République française censé inaugurer les nouveaux locaux du laboratoire. Le grand directeur a publié, courroucé, des articles et des interviews dans la presse locale : « la recherche, c’est comme une course de chevaux » (Aïda et Emma seraient-elles des chevaux « perdants » ?) ; « c’est un sport de haut niveau ».
Mais la machine est en marche : une visite des 4 Commissions d’hygiène, sécurité et conditions de travail (CHSCT) des tutelles est fixée. Une réunion est organisée entre responsables syndicaux et signataires de la lettre où, pour la première fois, Aïda parle de harcèlement sexuel. Les lanceurs d’alerte doivent résister aux dénigrements honteux que le directeur répand contre eux et obtenir que les victimes témoignent et que les faits soient officiellement établis. Pendant les trois longs mois qui ont précédé la visite des CHSCT, la pression est énorme sur les lanceurs d’alerte qui ne tiennent que grâce au soutien du syndicat. Le directeur, en représailles, obtient la mutation des lanceurs d’alerte les plus exposés, dont Bruno, mais il ne peut l’empêcher de rencontrer, avec les responsables syndicaux locaux, le président de l’université, qu’il met au courant des violences sexuelles.
À la fin de la visite des CHSCT, une réunion en huis clos a lieu : Aïda, Emma, la directrice générale des services de l’université et la psychologue de l’université, Bruno et un autre élu. Les victimes témoignent ! « Cela aurait pu arriver à ma fille », dit la directrice des services.
Deux mois passent. Emma craint pour le financement de sa thèse, car elle apprend que le directeur est furieux après son témoignage. Celui-ci nie : « rien ne sera fait avant que les fautes d’Élie ne soient reconnues par la justice », formulation ambiguë dénotant qu’Élie a toujours les faveurs du directeur. Mais il faut tenir. Le syndicat est là pour ça. Aïda et Emma demandent la protection de l’université et de l’aide financière pour les frais de justice, car l’affaire passera aussi devant les tribunaux. Au final, la prise en charge des frais ne correspondra pas du tout à l’ampleur des besoins.
Les CHSCT rendent leur rapport. La presse révèle le scandale. Désormais, le directeur qui a étouffé l’affaire ne peut plus se cacher derrière son « excellence » et sa longue liste de publications à renommée mondiale. Deux femmes, et l’action des syndicalistes déterminés, ont été plus forts.
Le CNRS convoque la commission disciplinaire contre Élie. Aïda et Emma sont appelées à y témoigner. Notre syndicat demande la présence d’un médecin, car l’une d’elles risque de faire un malaise. Le médecin n’est pas présent. Elle fait un malaise et l’intervention des pompiers est nécessaire pour la secourir.
Au moment de la commission disciplinaire, nous avons constaté –et dénoncé- la faille du système : le harceleur étant « l’accusé », il a le droit de se faire accompagner par son avocat ; les femmes harcelées étant les « témoins », elles ne l’ont pas. Aïda et Emma ont affronté seules la commission. Heureusement, le témoignage du professeur M., leur ancien superviseur, a pesé. Élie est renvoyé du CNRS. Mais il fait appel, la décision de la commission est cassée. Notre syndicat et le CNRS font appel au Conseil d’État, la plus haute instance française. Sa décision est définitive : Élie est révoqué. Pendant cette période, le directeur se plaint de la mauvaise publicité faite à son laboratoire : « on dit que chez moi c’est un lupanar »…
Entre dépression, recherche d’avenir professionnel et d’équilibre familial, appel à l’université pour payer les frais d’avocats et vigilance pour que l’affaire, aujourd’hui devant la justice pénale, ne tombe pas dans l’oubli, Aïda et Emma sont toujours suivies par nos militants, et tentent de s’en sortir. Nous espérons qu’elles ne seront pas marquées à vie. Notre secrétaire générale se souvient de cette journée où elle a tenu la main aux deux chercheuses jusqu’à leur entrée dans la salle de la commission…
Voilà la première affaire de violences sexuelles que nous avons eu à affronter dans notre action syndicale. Notre confédération CGT est certes à la pointe sur ce sujet, mais les militants de base, surtout dans le monde académique, manquent de formation spécifique : il a fallu s’adapter, activer simultanément nos connaissances militantes et notre humanité. Un déploiement syndical de terrain, une meilleure formation de nos membres sur la spécificité des risques de harcèlement sexuel, qui ne doivent pas être englobés dans les « risques psychologiques » en général, est envisagée. Nous pensons aussi qu’il faut prendre conscience de l’existence de ce type d’affaires dans le monde académique, qui n’est pas épargné. Nous avons la chance que nos adhérents, surtout les hommes, y sont sensibles et qu’il existe déjà des campagnes de la CGT, certes plus adaptées au secteur privé, mais qui peuvent servir de base pour former nos propres militants. Un travail intersyndical avec des partenaires qui partagent nos idées et valeurs pourra aussi aider.
Notre réussite dans ce cas précis est due à la persévérance de Bruno et de ses collègues, à la mobilisation des militants syndicaux élus dans les instances du CNRS, de l’INSERM et de l’université, et au lien que nous avons établi entre qualité de la recherche et conditions de vie et de travail de ses acteurs. Nous en sommes fiers.
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Le 25 novembre de chaque année est la Journée internationale pour l'élimination de la violence à l'égard des femmes. Aujourd'hui encore, à la fin de la deuxième décennie du XXIe siècle, le monde a besoin d'une journée consacrée à attirer l'attention sur le fait que la violence basée sur le genre, en particulier la violence faite aux femmes et aux filles, reste très répandue dans nos sociétés. Selon les estimations mondiales, jusqu'à 35 % des femmes ont été victimes de violence physique et/ou sexuelle de la part de leur partenaire intime ou de violence sexuelle non conjugale au cours de leur vie.
Ces dernières années, l'ampleur de la violence, des abus et du harcèlement auxquels sont confrontées les femmes dans tous les aspects de la vie, et en particulier dans les environnements de travail dans différents secteurs, a été mise en évidence par des mobilisations mondiales de survivantes et de militantes rendues visibles par des campagnes comme #MeToo, #YoTambien, أنا_كمان#, #BalanceTonPorc, #Niunamenos et #TimesUp. Jusqu'en juin de cette année, il n'existait aucun instrument international couvrant l'ampleur de la violence, des abus et du harcèlement sur le lieu de travail. Après 10 années de mobilisation et de militantisme, le mouvement syndical mondial a célébré en juin l'adoption d'une Convention historique par l'Organisation internationale du travail (OIT) pour son année centenaire.
La Convention 190(C190) et la Recommandation 206(R206) sur la violence et le harcèlement dans le monde du travail, qui l'accompagne, est une norme minimale mondiale unique en son genre pour lutter contre la violence et le harcèlement dans le monde professionnel. C190 définit la violence et le harcèlement comme un ensemble de comportements et de pratiques inacceptables, ou de menaces qui peuvent être d’ordre physique, psychologique, sexuel ou économique (article 1a). La Convention reconnaît et définit spécifiquement la violence et le harcèlement fondés sur le genre (article 1b) et s'applique aux secteurs formel et informel, aux zones urbaines et rurales et à tous les secteurs. Tous les travailleuses/travailleurs, quel que soit leur statut, sont protégées/protégés par la C190 : les travailleuses/travailleurs contractuelles/contractuelles, demandeuses/demandeurs d'emploi, apprenties/apprentis, stagiaires et bénévoles, employeuses/employeurs et travailleuses/travailleurs licenciées/licenciés (article 2). De manière significative, en se référant au "monde du travail", la C190 reconnaît que le "travail" ne se produit pas seulement sur un "lieu de travail" physique ; la protection s'étend donc aux travailleuses/travailleurs soumises/soumis à la cyberintimidation et aux situations liées au travail, y compris les déplacements, voyages et activités sociales liés au travail (article 3). La violence et le harcèlement par des tiers, y compris des clientes/clients, des patientes/patients ou des membres du public, sont également couverts par la C190 (article 4). La Convention défend le principe de " ne laisser personne de côté " en déclarant que les travailleuse/travailleurs vulnérables qui sont les plus susceptibles d'être victimes de violence et de harcèlement dans le monde du travail doivent être protégées/protégés par des lois, règlements et politiques garantissant le droit à l'égalité et à la non-discrimination dans l'emploi et le travail (article 6).
La promesse de la C190 pour le secteur de l’éducation est double : elle porte à la fois sur les violations du droit des élèves à une éducation de qualité et les violations du droit des travailleur·euse·s de l'éducation à un environnement de travail décent et sûr. L'Internationale de l'Education et ses organisations membres travaillent depuis 2016 à éradiquer les violences basées sur le genre en milieux scolaires, en particulier dans un certain nombre de pays africains.
Au cours des 16 jours d'activisme pour mettre fin à la violence faite aux femmes, qui se poursuivront jusqu'à la Journée internationale des droits de l'homme le 10 décembre, nous présenterons une série de témoignages de syndicalistes qui ont participé à ce travail; leurs histoires révèlent de manière émouvante le visage humain et le coût de la violence et du harcèlement en milieu scolaire selon les perspectives à la fois des élèves comme des enseignantes/enseignants. Les histoires montrent également l'impact positif que l'action des syndicats de l'éducation peut avoir dans la lutte pour mettre fin à la violence et au harcèlement basé sur le genre en milieux scolaires.
[1] Suite aux faits, ce laboratoire dont les tutelles étaient le CNRS, l’université, l’INSERM (Institut de la santé et de la recherche médicale) et l’IRD (Institut de recherche sur le développement), n’existe plus.
[2] Les prénoms de toutes les personnes impliquées dans l’histoire sont changés.
[3] Dans un laboratoire de recherche, il y a plusieurs équipes ou groupes, dirigées par des personnes différentes, sous l’autorité hiérarchique du directeur du laboratoire.
Le contenu et les avis exprimés dans ce blog sont ceux de son auteur et ne reflètent pas nécessairement la position officielle de l’Internationale de l’Education.