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#EI25 : « Syndicalisme, profession enseignante et démocratie », Entretien avec Fred van Leeuwen, Secrétaire général émérite de l’IE

Publié 17 décembre 2018 Mis à jour 19 février 2019
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2018 marque le 25e anniversaire de la création de l’Internationale de l’Education (IE). Alors que cette année anniversaire tire à sa fin, nous publions un entretien avec Fred van Leeuwen, qui a servi l’organisation en qualité de Secrétaire général pendant son premier quart de siècle. Cette discussion est une réflexion sur les changements profonds qu’ont connus les mondes du syndicalisme et de l’éducation au cours du dernier demi-siècle, un laps de temps court sur le plan historique. Fred a passé une grande partie de sa vie professionnelle à lutter pour la démocratie. Ces dernières années, les menaces contre nos libertés se sont multipliées. Il est apparu clairement que l’autoritarisme avait, une nouvelle fois, le vent en poupe. Il est devenu un défi pour les personnels de l’éducation et les syndicalistes, ainsi que pour tous les démocrates. Pour enrichir cette discussion sur ce que nous pouvons faire pour soutenir et renforcer la démocratie, van Leeuwen et la Présidente de l’IE, Susan Hopgood, rédigent actuellement un livre intitulé « Education et démocratie », que l’IE publiera en 2019.

Comment êtes-vous devenu un éducateur et un syndicaliste passionné?

Je ne suis pas sûr d’avoir été un éducateur passionné. Je suis plutôt tombé dans l’enseignement par hasard. C’est aussi simple que cela. Le facteur déterminant a été qu’à l’époque, les Pays-Bas connaissaient une pénurie d’enseignants et qu’en acceptant de travailler comme enseignant, on pouvait éviter la conscription. Donc le choix qui s’offrait à moi, entrer dans l’armée ou enseigner à des enfants, n’était pas très difficile.

Il m’a fallu deux ou trois ans avant que j’y prenne goût et que je commence à apprécier la différence qu’un enseignant peut faire dans la vie d’un enfant. Mais attention, pour qu’un enseignant puisse dire qu’il est expérimenté, il doit avoir au moins dix mille heures d’enseignement au compteur, soit 9 à 10 ans de travail à temps plein. Je n’ai jamais atteint ce niveau. J’ai fait au maximum cinq ou six mille heures. J’enseignais dans deux classes, à des élèves de septième et de huitième. C’est un âge intéressant, les 10-12 ans. Comme je gardais les mêmes élèves pendant deux ans, c’était passionnant de les voir changer, évoluer et apprendre. C’était un travail créatif et gratifiant. Nous avions une grande autonomie professionnelle. Aujourd’hui, cette liberté professionnelle est en recul dans de nombreux pays. Les enseignants doivent passer de plus en plus de temps à des tâches administratives et autres, sans rapport avec l’enseignement. La charge de travail croissante des enseignants a atteint un niveau tel que de nombreux collègues envisagent de quitter la profession.

Je me suis immédiatement affilié à un syndicat. Il n’était pas question que je ne le fasse pas, mais il a fallu quelques années avant que je devienne un membre actif. Cependant, depuis tout jeune, je m’étais engagé dans un parti politique, un parti pacifiste de gauche n’ayant que deux sièges au Parlement, et nous étions déterminés à libérer les opprimés et à réaliser la paix dans le monde. J’étais un lecteur fanatique, encouragé par ma mère à me rendre à la bibliothèque publique deux fois par semaine. Certains livres que j’ai lus au début de mon adolescence ont, je pense, influencé ma pensée. L’un était un roman d’un célèbre auteur néerlandais, Multatuli [1], dénonçant les abus coloniaux dans les Indes orientales néerlandaises, l’Indonésie d’aujourd’hui. Il décrit la situation au XIXe siècle dans cette immense colonie, qui a été contrôlée par les Pays-Bas pendant près de 500 ans, ainsi que la situation aux Pays-Bas, en mettant en évidence l’hypocrisie dans une société profondément religieuse qui générait la plus grande partie de ses revenus d’une façon très peu chrétienne en supprimant et en exploitant des gens à l’autre bout du monde.

Parmi les autres livres qui ont eu un effet profond sur ma vision du monde figure « 1984 » de George Orwell.

J’ai fini par quitter ce parti pacifiste quand j’ai cessé de penser qu’il était sensé de désarmer. J’ai alors rejoint le Parti néerlandais du travail, le PvdA, à tendance sociale-démocrate, que j’ai été tenté de quitter à de nombreuses reprises parce que, comme la plupart des autres partis sociaux-démocrates d’Europe, il avait échoué à résister aux politiques néolibérales, voire les avait soutenues.

Comment vous êtes-vous impliqué dans le travail syndical? Comment êtes-vous passé du niveau local et de district à votre syndicat national?

Eh bien, une fois encore, j’aimerais dire que cela s’est fait à mon initiative, mais ce n’est pas le cas. D’autres personnes qui étaient plus actives que moi ont remarqué que j’écrivais assez bien. J’avais publié quelques articles, rédigé une chronique mensuelle dans un magazine de jeunes et j’avais écrit une comédie musicale pour des enfants, qui était passée à la télévision. Ils m’ont donc demandé pourquoi je ne viendrais pas les aider. Bien que réticent, j’ai accepté de me porter candidat au poste de secrétaire de la section d’Utrecht de l’ABOP.

Mais mon premier vrai contact avec la direction nationale a été le résultat d’un problème international. J’avais écrit au président de mon syndicat en exprimant mon inquiétude sur les liens de l’organisation avec le syndicat israélien des enseignants. Ces liens s’étaient quelque peu tendus du fait de la situation au Moyen-Orient. J’avais rejoint mon père, qui était capitaine dans la marine marchande, pendant l’un de ses voyages en Israël. En tant que jeune militant local, j’étais intéressé par le syndicat national de l’éducation. J’ai donc rencontré son Secrétaire général, Shalom Levin [2]. C’était une légende vivante. Et nous avons eu un très bon contact malgré une grande différence d’âge. Nous sommes restés amis jusqu’à sa mort en 1995.

Levin a été celui qui m’a fortement encouragé à m’impliquer dans le mouvement syndical international et m’a demandé de l’aider à créer un comité international pour lutter contre l’antisémitisme, le racisme et la discrimination. Ce comité allait par la suite organiser deux conférences mondiales, l’une à Amsterdam et l’autre à Tel Aviv, auxquelles ont participé des affiliés des deux principales organisations internationales. En fait, ce comité a ouvert la voie à la création de l’IE quinze ans plus tard.

Entre-temps, j’avais été élu membre du Bureau exécutif de l’ABOP et j’étais notamment chargé de ses relations internationales, y compris en Europe.

Certaines expériences internationales de jeunesse ont-elles marqué votre vie syndicale?

En décembre 1978, le Congrès mondial du Secrétariat professionnel international de l’enseignement (SPIE) s’est tenu à Manille, aux Philippines. Dans mon intervention sur le rapport d’avancement du Secrétaire général, j’ai fait part de ma surprise concernant le fait que le congrès se déroule dans un pays qui comptait autant de milliers de prisonniers politiques. J’ai déclaré que je me sentais comme un « poisson hors de l’eau » et j’ai demandé qu’une délégation aille rendre visite aux prisonniers politiques.

Le président Marcos avait ouvert le congrès et n’avait pas encore quitté le centre de conférence lorsque j’ai formulé mes observations. Cela a créé quelques remous. L’organisation hôte voulait que le congrès prenne fin immédiatement parce que j’avais insulté le président, le peuple et les enseignants philippins et il m’a été suggéré, plus ou moins poliment, de quitter le pays.

Des délégués de l’AFT américaine, du NASUWT britannique, du GEW allemand et de la FEN française m’ont entouré pour me protéger contre les agressions des responsables gouvernementaux et m’ont aidé à contacter l’ambassadeur des Pays-Bas. La première chose qu’il m’a dite était: « Pourquoi avez-vous prononcé un discours aussi provocateur? Vous auriez dû me consulter d’abord ». Ma première intervention internationale visible était donc loin d’être un succès diplomatique.

Un an et demi après ce moment de gloire, j’ai été invité à rejoindre le secrétariat du SPIE à Bruxelles, comme Secrétaire général adjoint. Malheureusement, André Braconier, le Secrétaire général belge, est décédé en décembre 1980. Le Président du SPIE de l’époque, Erich Frister, qui présidait également l’affilié allemand GEW, m’avait demandé de devenir Secrétaire général faisant fonction.

Franchement, je n’étais pas convaincu d’être la bonne personne pour ce travail. J’avais peu d’expérience des organisations internationales et je ne me sentais pas d’aller m’installer à Bruxelles où le secrétariat du SPIE était situé.

La direction de l’ABOP a subi quelque pression pour me persuader d’accepter le poste, avec l’idée de transférer le siège du SPIE dans les locaux de l’ABOP à Amsterdam. J’ai cédé et le Bureau exécutif du SPIE m’a nommé Secrétaire général faisant fonction le 13 mars 1981 lors d’une réunion au siège de l’UFT [3]à New York. J’allais être candidat lors des élections du Congrès mondial du SPIE qui devait se tenir au Panama plus tard cette année-là.

Toutefois, en cours d’année, certains collègues américains sont revenus sur l’idée que je sois élu Secrétaire général. C’était mon style de vie, le fait d’avoir une relation avec quelqu’un du même sexe, qui les gênait. J’ai été gentiment prié de me retirer. A cette époque, les droits des personnes LGBT n’avaient pas encore atteint notre mouvement syndical. Mais mon propre syndicat et un certain nombre d’autres organisations européennes ont pris le risque de me défendre, peut-être pas parce qu’ils étaient vraiment désireux de défendre les droits des personnes LGBT, mais parce qu’ils n’aimaient pas l’idée que l’Amérique cherche des noises à leur candidat européen. Alors que je ne voulais pas vraiment devenir le Secrétaire général de l’organisation au départ, je me suis soudain retrouvé au cœur d’une polémique entre les deux continents concernant mon orientation sexuelle. J’ai été tenté de me retirer, mais j’ai décidé de ne pas céder devant des préjugés et j’ai été élu sans opposition.

Al Shanker, le Président de l’AFT, a été élu Président du SPIE lors du même Congrès mondial au Panama. Nous avons collaboré étroitement pendant douze ans, nous avons voyagé de par le monde et j’ose dire qu’il a grandement influencé ma vision du monde. Il a été mon mentor. Al était un vrai champion de la promotion du changement démocratique, soutenant le personnel de l’éducation qui résistait au régime autoritaire d’Afrique du Sud, du Pologne et du Chili. C’était un vrai penseur, qui dirigeait les débats sur la réforme de l’éducation aux Etats-Unis et plaidait pour que les syndicats de l’éducation d’autres pays fassent de même et soient proactifs plutôt que d’attendre que les pouvoirs publics imposent des réformes indésirables. C’est également devenu la priorité du SPIE: la démocratie, les droits humains et la réforme de l’enseignement. Ma première action en tant que Secrétaire général a consisté à mobiliser nos membres contre la suppression du syndicat polonais Solidarnosc par le général Jaruzelski en 1981. Nous avons également aidé les premiers syndicats indépendants de l’éducation en Hongrie, le PDSZ et le TDDSZ, et nous avons essayé d’aider les enseignants d’Afrique du Sud à mettre en place un syndicat de l’éducation multiracial dans le pays. La CMOPE faisait de même. En 1981, lorsque j’ai suggéré à Al Shanker d’étudier la possibilité de fusionner avec notre rival, la CMOPE, il a immédiatement compris le potentiel d’une nouvelle fédération mondiale influente des syndicats de l’éducation pour promouvoir la démocratie et les droits humains et faire face aux conséquences négatives de la mondialisation. Il a joué un rôle déterminant dans les négociations qui ont mené à la fondation de l’IE en 1993 et était fier du résultat. Al est décédé en 1996. Lorsque j’ai été invité à m’exprimer lors du service funèbre organisé à l’université George Washington, le Président Clinton et le Vice-président Al Gore étaient assis au premier rang, ce qui montre combien Al Shanker était apprécié.

Lorsque j’ai pris mes fonctions en 1981, il y avait la guerre froide, nous avions un rideau de fer et le mouvement syndical international était fragmenté et basé sur l’idéologie. Il existait quatre internationales de l’enseignement. Mon syndicat, l’ABOP, était membre du SPIE, la fédération associée à la Confédération internationale des syndicats libres (CISL), enracinée dans le mouvement social-démocrate. Les autres internationales de l’enseignement étaient la WCT, liée à la confédération démocrate chrétienne du travail, la Confédération mondiale du travail (CMT); la FISE, affiliée à la confédération communiste, la Fédération syndicale mondiale (FSM); et la CMOPE non alignée. Le SPIE et la CMOPE pêchaient dans les mêmes eaux. Nous étions concurrents dans toutes les régions du monde pour recruter des membres. Bien que créée comme une fédération de syndicats axée sur les droits syndicaux, le SPIE avait également commencé à s’intéresser aux questions liées à la réforme de l’éducation et à la profession dans les années 1980, tandis que la CMOPE, initialement créée pour répondre aux besoins professionnels de ses affiliés, avait commencé à s’intéresser aux questions syndicales. En d’autres termes, les différences entre les deux organisations internationales s’estompaient, ce qui a permis au secrétaire général de la CMOPE, Bob Harris, et à moi-même de commencer à rêver à une fusion des deux. Nous étions alors au mitan des années 1980.

Le SPIE était une organisation syndicale internationale. Il n’y avait ni ambiguïté ni confusion quant à la question de savoir si les organisations d’enseignants devraient être des syndicats ou des associations professionnelles. Je suppose que c’était votre point de vue de jeune enseignant.

Oui, effectivement. Personnellement, j’ai toujours cru que les idéaux du mouvement syndical, comme la démocratie, la justice sociale et l’équité, sont inhérents à la profession enseignante. Je pensais également que s’il existait un modèle parfait d’organisation enseignante, ce serait un syndicat national représentant l’ensemble du secteur de l’éducation et affilié à une confédération syndicale. En dehors des syndicats de l’éducation du monde communiste d’avant 1989, il n’existe qu’une poignée d’organisations représentant l’ensemble du secteur. L’enseignement supérieur, l’éducation de la petite enfance, les personnels de soutien de l’éducation, pour ne citer que quelques exemples, ont souvent leurs propres organisations. De même, de nombreux membres de l’IE ne sont pas affiliés à des centrales syndicales nationales, pour des raisons diverses et variées. Pourtant, tous présentent les caractéristiques de syndicats engagés en faveur des principes de solidarité, d’indépendance et de gouvernance démocratique. Tous les affiliés sont des syndicats professionnels défendant à la fois les intérêts matériels et professionnels des personnels de l’éducation et promouvant une éducation de qualité.

Ce sont également les principaux critères d’adhésion à l’Internationale de l’Education.

Tout le monde n’était pas enthousiaste à l’idée de créer une nouvelle Internationale. Dans certains pays où le SPIE et la CMOPE comptaient des syndicats concurrents, il y a eu de la résistance. Il y avait également des inquiétudes concernant l’avenir de deux fédérations internationales, la première pour l’enseignement primaire et la seconde pour le secondaire, qui étaient associées à la CMOPE. Une question épineuse a été de déterminer si la nouvelle Internationale devait s’allier à la Confédération internationale des syndicats libres (CISL), une alliance qui, aux yeux de certains, risquait de porter atteinte à l’indépendance de l’Internationale.

En 1991, le SPIE et la CMOPE ont mis sur pied, au sein de leur Bureau exécutif, des équipes chargées de négocier les objectifs, les principes et la structure de la nouvelle Internationale. Je pense que nous avons trouvé un accord sur la plupart des points assez rapidement. L’organisation devait être démocratique et indépendante. Elle devait servir les intérêts des syndicats nationaux d’enseignants, les personnels de soutien de l’éducation et les autres travailleurs de l’éducation. La paix, la démocratie, la justice sociale et un enseignement public pour tous faisaient partie des objectifs généraux, tandis que l’organisation et ses membres soutiendraient les normes fondamentales du travail pour l’ensemble du secteur, notamment le droit à la négociation collective et le droit de grève. Tous les syndicats nationaux de l’éducation soutenant ces objectifs et défendant ces principes pouvaient devenir membres, à condition qu’ils soient démocratiques, indépendants et représentatifs.

Bien évidemment, il y avait également des questions complexes à régler. Par exemple, l’admission d’organisations candidates et la méthode d’évaluation de leur caractère démocratique et indépendant. C’est Al Shanker qui a suggéré que cette évaluation soit réalisée par des experts indépendants extérieurs à l’Internationale. Nous avons approché l’ancien Premier ministre australien, Bob Hawke, qui était prêt à présider un comité d’experts, ce qu’il a fait avec succès pendant une quinzaine d’années.

Mais il y avait également d’autres interrogations. Devait-il y avoir des structures régionales? Devions-nous donner la parole aux différentes sections de l’enseignement? Comment pouvions-nous faire en sorte que la parité soit respectée dans la composition des instances dirigeantes? Quel serait le rôle du Bureau exécutif et quelles seraient les responsabilités du président et du secrétaire général? Devait-il y avoir une limite aux mandats? Comment allions-nous déterminer le nombre de voix des syndicats membres? Sur quelle base allions-nous fixer les cotisations par personne? Certains collègues ont suggéré que nous suivions la structure de gouvernance de leurs syndicats nationaux. Bob Harris et moi-même, qui avions déjà accumulé des années d’expérience dans la direction de la CMOPE et du SPIE, pensions que nous devions nous appuyer sur les forces de nos deux Internationales et sur un modèle de gouvernance reflétant les différentes cultures syndicales. Je crois que nous avons réussi à dessiner une structure solide, équilibrée et structurée, démocratique, transparente et permettant une participation élevée des membres à tous les niveaux. En 2015, 62 % des affiliés de l’IE étaient représentés au sein du Bureau exécutif et des Comités régionaux!

La structure de l’IE a résisté à l’épreuve du temps. Au cours de ma vie, j’ai participé à de nombreuses discussions sur les structures dirigeantes de l’organisation, à la recherche du modèle démocratique parfait, lequel, bien évidemment, n’existe pas. Certaines personnes adorent jouer avec les statuts et les règlements et chacun est un expert. J’ai un avis mitigé sur les discussions récurrentes sur les structures. Bien que je comprenne qu’elles soient inhérentes à toute organisation démocratique, je préférerais consacrer notre temps et notre énergie à relever des défis politiques.

25 ans de l’IE: pourquoi est-elle passée de 18 à 32,5 millions d’affiliés?

Après la chute du Mur de Berlin, l’ambiance était à l’optimisme. Cela a créé une fenêtre temporelle nécessaire pour rassembler tous les syndicats nationaux. Personne ne savait combien de temps elle allait durer et si nous serions capables de faire face à la diversité idéologique de nos organisations membres. Mais nous y sommes parvenus. Le mouvement syndical libre des enseignants est devenu un concept général. Néanmoins, le conflit politique est inhérent à notre travail. Nous devons donc toujours rester en alerte pour conserver notre unité. Elle ne devrait jamais être considérée comme acquise.

Il va de soi que je suis fier que le nombre de membres de l’IE soit passé de 18 millions en 1993 à 32,5 millions en 2018. Aujourd’hui, 90 % des enseignants affiliés à un syndicat de l’éducation sont représentés par l’IE. Les syndicats de l’éducation sont de plus en plus conscients que leurs membres font partie d’une profession au niveau mondial et que de nombreux défis qui surgissent chez eux sont des effets de la mondialisation, qui requièrent des activités de plaidoyer et des actions au niveau global. Il faut se souvenir que l’IE est reconnue par la communauté internationale comme la voix de la profession enseignante non seulement en raison du nombre impressionnant de personnes que nous représentons, mais aussi parce que nos affiliés sont des organisations indépendantes: indépendantes des gouvernements, indépendantes des partis politiques, indépendantes des institutions religieuses et indépendantes des bailleurs de fonds. Nous ne dépendons pas d’une assistance financière extérieure pour le fonctionnement de nos organisations.

Notre Congrès mondial de 2011 au Cap, en Afrique du Sud, a marqué un moment important dans l’histoire de l’IE, car nous avons finalisé notre vision de l’avenir de l’éducation et des professions que nous représentons. Il a aussi jeté les bases de la campagne mondiale « Uni·e·s pour une éducation de qualité » lancée en 2014 et qui a engagé environ un tiers de nos affiliés à inscrire une « éducation de qualité » à l’agenda du développement des Nations Unies. Je crois que la pression politique que nous sommes capables d’exercer a conduit à l’adoption de l’Objectif de développement durable 4. Nous avons même réussi à faire accepter par les NU le principe selon lequel l’enseignement primaire et secondaire devrait être gratuit.

Appliquer ce principe dans tous les Etats membres est une autre affaire. L’un de nos programmes prioritaires aujourd’hui est de faire face à la marchandisation des services, en combinant nos actions de plaidoyer destinées aux agences internationales et aux gouvernements nationaux et la mise en évidence des entreprises de services éducatifs et des ressources sur le terrain.

L’un des principaux défis de l’avenir est de mobiliser les membres de nos affiliés et de combler la distance entre les enseignants dans leurs écoles et l’Internationale. Nous sommes et nous serons toujours une organisation d’organisations. Nos syndicats membres doivent rester aux commandes. Ils déterminent l’orientation de l’activité de l’IE lors de nos Congrès mondiaux, des conférences régionales et des réunions du Bureau exécutif. Cependant, pour renforcer l’efficacité de l’Internationale dans l’accomplissement de sa mission, nous devons développer des publics numériques et trouver des moyens de faire participer les enseignants aux discussions internationales sur leur profession.

Faits saillants de votre période à la barre du navire?

Nous avons aidé les syndicats de l’éducation dans le monde à promouvoir une éducation pour tous et des changements démocratiques dans leurs pays. De la Tunisie, l’Algérie et l’Egypte jusqu’à Djibouti, au Liban, à l’Irak, au Yémen et à Bahreïn au moment du Printemps arabe. Du Cambodge à l’Indonésie, des pays « Stan » à la Turquie et aux Balkans, la liste est très longue des pays et des endroits où je pense que nous avons fait une différence. Les syndicats membres de l’hémisphère sud et d’Europe centrale et orientale ont bénéficié de nos programmes de développement, depuis l’éducation au syndicalisme jusqu’à la formation professionnelle. Nous les avons aidés à promouvoir le statut des enseignants et l’école publique et à faire face à la marchandisation et à d’autres tendances négatives. Des organisations membres de certains pays occidentaux, des pays nordiques, du Canada et d’Australie sont de véritables champions de la solidarité et ont apporté des contributions extrêmement généreuses à ce travail de développement.

Nous avons été une force majeure derrière les efforts internationaux pour réaliser l’éducation de tous les enfants. Au début des années 1990, nous avons lancé avec Oxfam Netherlands, Action Aid et la Marche mondiale contre le travail des enfants, la Campagne mondiale pour l’éducation, qui s’est transformée en l’un des principaux mouvements de la société civile. Nous n’avons cessé d’exercer une pression constante sur les agences intergouvernementales et les gouvernements nationaux afin qu’ils prennent leurs responsabilités en matière d’éducation. Certaines personnes fronçaient les sourcils en voyant l’IE travailler avec des ONG. Mais cette stratégie a payé. Au cours des 25 dernières années, l’accès à l’éducation s’est amélioré de manière impressionnante. Plus d’enfants que jamais dans le passé sont désormais scolarisés. Cependant, la qualité de l’éducation pose problème. Dans les pays à faible revenu, la taille des classes a explosé, tandis que l’on observe partout une pénurie grave d’enseignants qualifiés. Les autorités éducatives ont recours au recrutement d’enseignants non qualifiés ou délèguent leurs responsabilités au secteur privé.

Nos actions de solidarité, l’aide aux affiliés et à leurs membres frappés par des catastrophes naturelles, ont toujours été chères à mon cœur. Pour certaines de nos organisations membres, en particulier celles de l’hémisphère sud, l’IE est le seul lien avec la communauté internationale, voire même elle les aide à rester en vie. Tremblements de terre, ouragans, inondations, au fil des ans, nous avons collecté et distribué des fonds importants pour l’aide humanitaire. J’ai moi-même visité de nombreux endroits frappés par des catastrophes. Celui qui m’a laissé la plus forte impression a été le tsunami qui a frappé l’Indonésie, le Sri Lanka et la Thaïlande en décembre 2004. Même si nous ne le saurons jamais avec certitude, nous estimons que quelque 1.500 enseignants ont perdu la vie ce jour-là. Outre l’aide humanitaire, nous avons pu construire, en partenariat avec Oxfam-Novib, trente bâtiments scolaires à Aceh et au Sri Lanka.

2004 a aussi été l’année du plus grand massacre jamais commis dans une école. Le 1er septembre, des séparatistes tchétchènes ont occupé l’Ecole n° 1 à Beslan, en Ossétie du Nord, prenant en otage 2.100 personnes, dont de nombreux enfants. Le 3 septembre, les forces russes de sécurité ont donné l’assaut. Trois cent trente-quatre personnes ont été tuées, dont 186 enfants. En compagnie du président de l’ Education and Science Employees' Union of Russia, syndicat russe de l’éducation, nous nous sommes rendus sur les lieux et avons rencontré les familles des enseignants qui avaient perdu la vie. Quelle tragédie! Je me souviens des trous faits par les balles et des taches de sang sur les murs et le sol des salles de classe. Aucune mission de l’IE n’a été plus poignante que celle-là. Nous avons créé un fonds spécial pour offrir des bourses d’études aux enfants de ces enseignants.

En ce qui concerne la profession, il est clair qu’aujourd’hui, aucune personne sensée, à l’exception peut-être de la Banque mondiale, n’oserait dire que l’enseignement n’est pas une profession, que les enseignants n’ont pas besoin de faire des études poussées ou qu’ils ne sont pas essentiels à la fourniture d’une éducation de qualité.

Il y a vingt ou vingt-cinq ans, cela se murmurait dans certains cercles internationaux. Plus maintenant. Je pense que nous avons changé l’histoire. Nous avons remis les enseignants au cœur du débat sur l’éducation, nous avons mené des recherches pour étayer nos revendications. Nous avons réussi à obtenir une recommandation de l’UNESCO concernant la condition du personnel enseignant de l’enseignement supérieur et un instrument de l’Organisation internationale du Travail (OIT) destiné à protéger les droits des enseignants de l’éducation de la petite enfance, et nous avons mis au point un nouveau mécanisme international de consultation pour les dirigeants syndicaux et les ministres de l’Education. J’ose dire que des organisations comme l’UNESCO et l’Organisation de coopération et de développement économiques se sont rangées à nos côtés, ce qui ne signifie pas que les gouvernements aient évolué dans le même sens. Un grand nombre d’entre eux restent fermement convaincus que nos systèmes scolaires doivent avant tout améliorer les performances économiques et servir les besoins du marché, et ils sont prêts à laisser de côté la nécessité de l’égalité d’accès, d’un programme scolaire élargi et de donner plus d’espace et de temps aux professionnels de l’enseignement pour faire de nos écoles les gardiennes de la démocratie et de la cohésion sociale.

Qu’en est-il de l’autonomie professionnelle?

L’une des leçons que j’ai apprise est que les syndicats de l’éducation devraient renforcer leur rôle de gardiens de la profession enseignante. La promotion et la protection de cette profession sont aussi importantes que, par exemple, le développement de normes fondamentales du travail, comme le droit de négociation collective et le droit de grève. C’est aussi une lutte pour la démocratie. Je ne parle pas de façon abstraite. Lors de la répression massive qui s’est abattue sur les travailleurs du secteur public après le coup d’Etat manqué en Turquie, des dizaines de milliers d’enseignants ont perdu leur travail et d’autres ont été arrêtés. Ce n’est pas un hasard si ces attaques ont été suivies par une décision unilatérale du Président d’interdire l’enseignement de la théorie de l’évolution dans toutes les écoles primaires et secondaires. Dans ce cas particulier, on voit l’attaque liée menée contre la profession, les syndicats et la démocratie.

Il existe dans les milieux politiques une tendance dangereuse à entrer dans la classe et à nous dire ce que nous devons enseigner et comment le faire. Cela a fait partie du virage autoritaire en Pologne, en Hongrie, mais cela a également été un problème au Royaume-Uni, pour ne citer que des exemples européens. Au Brésil, les enseignants ne sont plus autorisés à parler de « questions politiques controversées » dans leur classe.

Ainsi, alors que dans certaines parties du monde, la classe politique pénètre de force dans les salles de classe pour nous dicter ce que nous devons enseigner et comment, dans d’autres régions, des entreprises privées entrent dans le secteur de l’éducation en espérant empocher rapidement des bénéfices grâce à l’introduction d’un enseignement écrit et au recrutement d’enseignants non qualifiés, tout en collectant toutes les données qu’elles peuvent sur nos élèves pour servir de source de profits supplémentaires. Que dire de plus, sinon que si ces deux mondes continuent de s’étendre, la profession enseignante telle que nous la connaissons sera réduite, voire écrasée entre ces deux forces, nous laissant des enseignants désarmés, déprofessionnalisés et incapables de dispenser une éducation de qualité chargée de sens.

Je pense que, dans de nombreux pays, nous avons atteint le point où nos syndicats membres doivent faire de l’autonomie professionnelle l’une de leurs priorités. C’est vital pour les enseignants, mais aussi pour les élèves et la société. Etre une profession signifie que ses membres déterminent leurs propres normes professionnelles. C’est vrai pour les enseignants comme ce l’est pour les médecins ou les avocats. Les médecins ne permettraient pas aux gouvernements ou à l’industrie pharmaceutique de prescrire des médicaments à leurs patients. De même, nous ne devrions pas permettre à des personnes extérieures à notre secteur d’imposer des programmes scolaires ou des méthodes pédagogiques détaillés et obligatoires pour nos élèves.

Il est crucial que les personnels de l’éducation et leurs syndicats se réapproprient leur profession en fixant des normes professionnelles et en en surveillant l’application. Nous ne devrions pas permettre aux employeurs, au monde politique, sans parler des personnes extérieures au secteur, de remettre en cause la compétence professionnelle et la crédibilité de nos syndicats membres. Ils sont la profession. Nos missions professionnelles et syndicales sont les deux faces d’une même médaille. Elles ne sont pas contradictoires, mais complémentaires et intrinsèquement liées.

Après les dernières tueries dans des écoles aux Etats-Unis, que pensez-vous du sens à donner au concept des « écoles sanctuaires »?

Comme tout le monde, je suis choqué par les tueries dans les écoles aux Etats-Unis et effaré par la suggestion selon laquelle les écoles seront plus sûres lorsque les enseignants seront armés. Au fil des ans, il y a eu des incidents, toujours commis par des personnes perturbées qui n’auraient pas dû avoir accès à des armes pour commencer. Dans certains endroits, comme au Pakistan et au Nigeria, les écoles ont été la cible de terroristes, qui ont tué de nombreux élèves et enseignants.

L’indignation publique à l’égard des fusillades dans les écoles, plus que dans des centres commerciaux ou des bureaux de poste, est due au fait que les écoles sont censées être des sanctuaires pour l’apprentissage, tout comme les églises et les mosquées sont des sanctuaires pour le culte. Des écoles sûres, cela veut aussi dire des écoles sans intimidation et d’autres formes de harcèlement, notamment via les réseaux sociaux. Ce sont également des sanctuaires dont le racisme et toute autre forme d’intolérance sont bannis.

Les écoles sont aussi des lieux sûrs par rapport à la rue ou à des environnements familiaux instables et violents. Je me souviens d’enfants tellement heureux d’aller à l’école juste pour sortir de cet endroit qu’ils appelaient la maison, mais où maman et papa se disputaient constamment.

Au XIXe siècle déjà, des écoles publiques gratuites étaient une priorité pour les syndicats. Elles offraient aux enfants de travailleurs des possibilités que leurs parents n’avaient pas eues. Comment voyez-vous le rôle égalitaire de l’éducation pour les générations plus récentes?

Nos systèmes d’enseignement public sont probablement l’entreprise publique la plus réussie de l’histoire. Les écoles publiques ont apporté plus d’égalité et de meilleurs débouchés à tous les enfants. Dans nombre de pays, elles ont également été un facteur important d’élimination de la discrimination à l’égard des filles et d’abolition du travail des enfants. Et surtout, plus de personnes sont mieux éduquées que jamais auparavant. Nos écoles publiques ont été et sont toujours la clé de notre prospérité, de notre croissance économique, de notre développement démocratique et de notre cohésion sociale. Il est difficile de comprendre pourquoi, dans certains endroits, cet outil précieux est sous-évalué, négligé et privé d’un financement adéquat.

J’ai été surpris par le comportement irresponsable de décideurs politiques qui ont vendu des pans entiers de leur système d’enseignement public à des sociétés privées. Nous avons été l’une des rares organisations internationales à nous opposer aux tendances dommageables de la marchandisation et à mettre en évidence les entreprises commerciales lorsqu’elles emploient des enseignants non qualifiés et fournissent des services éducatifs de piètre qualité. Mais elles se développent comme un feu de forêt. Il est incompréhensible que la principale organisation de prêt à l’éducation, la Banque mondiale, encourage des gouvernements de l’hémisphère sud à soutenir certaines de ces initiatives privées qui détruisent les systèmes d’enseignement public.

On m’a parfois taxé d’« idéologue » lorsque je défendais nos systèmes d’écoles publiques et les possibilités qu’elles offrent. Je ne crois pas qu’avoir de bonnes écoles financées par les deniers publics pour tous les élèves doive être une question partisane, qui divise.

Je crois profondément à l’éducation en tant que moyen d’enseigner des valeurs démocratiques. C’est l’une des missions de base de nos écoles publiques. Cependant, dans la plupart des réformes de l’éducation, ce rôle important n’est pas suffisamment reconnu, quand il n’est pas ignoré. Le droit à l’éducation est à la fois un droit individuel et un droit collectif. Certaines réformes de l’éducation ont été sorties de ce contexte des droits. Les parents et les élèves sont devenus des clients et des consommateurs d’éducation, comme si l’instruction était une marchandise, un produit qui peut être fourni par le marché.

Ce que nous semblons oublier, c’est que nos écoles sont la première ligne de défense de nos démocraties et de sociétés dignes. Déléguer l’éducation à des entreprises privées est aussi irresponsable que de céder nos armées à l’ISS ou à G4S.

Un mythe s’est construit autour du secteur privé. Nombreux sont ceux qui sont persuadés que le marché doit être supérieur aux services publics. C’est presque devenu un article de foi. Et comme pour toutes les questions de foi, les faits et l’expérience sont désormais hors de propos.

Comment expliquez-vous le fait que les enseignants, comme les journalistes, semblent être les cibles privilégiées des régimes autoritaires, pas seulement les systèmes les plus répressifs qui torturent, emprisonnent et assassinent, mais aussi ceux qui violent les droits de manière plus « douce »?

Les gouvernements comprennent ce qu’a dit Abraham Lincoln: « La philosophie de la salle de classe peut devenir en une génération la philosophie du gouvernement de la génération suivante ».

Les enseignants sont vulnérables. Ils sont considérés, à juste titre, comme ayant plus d’impact sur l’avenir de nos sociétés que la plupart des autres professions. Et les éducateurs ont certaines caractéristiques tenaces. Peut-être aiment-ils distinguer les faits des opinions. Peut-être préfèrent-ils l’enseignement à l’endoctrinement. Et ils sont souvent des membres extrêmement respectés de la communauté et occupent une position qui fait que leur avis compte.

Dans certains pays en développement, comme c’était le cas dans les pays industrialisés, un enseignant peut être la seule personne ayant de l’instruction dans un village ou une ville éloignée. Je me souviens qu’en Colombie et au Népal, des groupes rebelles exerçaient une pression terrible sur les enseignants locaux pour que le village se rallie à leur cause. Un refus était parfois synonyme de condamnation à mort. Au Pakistan, en Afghanistan et au Nigeria, les enseignants qui donnaient cours à des filles ont été la cible d’extrémistes musulmans qui pensent que l’éducation des filles n’est pas conforme aux règles du Coran. De nombreux collègues ont fait preuve d’un courage incroyable en ne cédant pas à ces groupes. Ou se sont élevés contre des demandes immorales des pouvoirs publics.

Dans les années 1990, au Kosovo, les enseignants ont défié l’interdiction du gouvernement serbe d’utiliser leur langue maternelle, l’albanais, pour donner cours. Ils ont créé un système d’éducation parallèle plutôt que de se soumettre aux diktats de l’Etat. Les enseignants ne devraient pas être les serviteurs serviles de l’Etat. Ils ont un objectif moral qui peut l’emporter sur les objectifs idéologiques poursuivis par les pouvoirs publics. Durant la Seconde Guerre mondiale, les enseignants polonais ont défié le régime nazi qui voulait que les enfants slaves soient exclus de l’enseignement secondaire. En Norvège, les enseignants ont résisté à l’endoctrinement politique.

La démocratie est collective. Quel est le lien avec certaines « réformes » modernes de l’enseignement axées sur l’individu? Qu’est-ce que cela a pour conséquence sur le sens collectif, public, communautaire de l’éducation?

Je me demande si nous ne vivons pas la fin de la démocratie représentative. Les partis politiques et les syndicats, deux produits de nos systèmes démocratiques, semblent avoir du mal à attirer de jeunes membres. J’entends certaines voix qui disent que les mécanismes démocratiques traditionnels que nous utilisons, notamment l’élection de personnes qui prendront la parole pour nous, qui représenteront nos points de vue, sont obsolètes. Ils considèrent Facebook, Twitter et d’autres réseaux sociaux comme une manière meilleure et plus efficace de s’organiser, de faire passer des idées et d’exercer une pression politique.

Chez certains responsables politiques, qui devraient être plus avisés, l’idée selon laquelle un mouvement syndical indépendant et ses instances représentatives sont aussi essentiels à une démocratie que des élections libres et une presse libre, s’estompe. En Europe, mais aussi ailleurs, les gouvernements ne comprennent pas toujours la valeur unique et particulière du dialogue social. Ils considèrent parfois que traiter avec un syndicat représentatif n’est pas différent de discuter avec des enseignants tirés sur le volet ou d’autres qui prétendent, sans légitimité aucune, parler au nom de la profession. Je me souviens avoir discuté avec un ministre de l’education qui ne voyait pas l’intérêt de parler avec les syndicats des enseignants parce qu’il avait 50.000 followers sur Twitter.

Ne pas parler aux syndicats est une chose, tenter de les détruire en est une autre. Tout au long de l’histoire moderne, nous avons vu la répression exercée sur des membres des syndicats et des attaques menées contre les syndicats. L’une de mes toutes premières initiatives en tant que secrétaire général en 1981 a été d’envoyer un message de protestation au Président de la République socialiste de Pologne de l’époque, le Général Jaruzelski, afin qu’il cesse de supprimer les membres de Solidarnosc et autorise la création de syndicats indépendants. Les syndicats de l’éducation ont toujours été des cibles privilégiées. Ils représentent des personnes éduquées, dont la plupart sont politisées, et vous ne voulez pas les avoir comme adversaires.

Un jour, à Davos, j’étais dans l’ascenseur avec deux capitaines d’industrie qui discutaient de la compétitivité de leur pays, les Etats-Unis. « Vous savez ce qui ne va pas en Amérique? », disait l’un d’eux. « Ce sont les syndicats d’enseignants. Ils protègent les mauvais profs et sont responsables des mauvais résultats de nos écoles. Nous devrions nous en débarrasser! ». C’est ce qui se passe aujourd’hui. C’est épouvantable. Les frères Koch financent des campagnes pour que des membres de la NEA et de l’AFT quittent leur syndicat et se déguisent en Mickey Mouse. Dans certains Etats, nos syndicats membres se voient refuser des droits syndicaux de base. Le déclin de la démocratie en Amérique est une évolution extrêmement douloureuse et dangereuse, qui devrait tous nous concerner. Lors de la dernière réunion du Bureau exécutif à laquelle j’ai participé en janvier, au cours d’une discussion sur la démocratie, j’ai attiré l’attention sur le nouveau slogan du Washington Post: « La démocratie meurt dans l’ombre ».

Dans certains pays, l’éducation semble être devenue le dernier rempart pour défendre la démocratie et les valeurs des services publics.

Une dernière réflexion sur la retraite?

Il est important de distinguer le travail du mouvement. Je quitte un emploi que j’ai apprécié et où je pouvais apporter ma contribution à la profession et au syndicalisme enseignant, mais je suis toujours syndicaliste et je suis toujours éducateur. Ce n’est pas ce que vous faites, c’est ce que vous êtes.

Je vais terminer le travail sur le livre « Education et démocratie » que nous sommes en train d’écrire. Après cela, je vais travailler à l’histoire de l’IE, mais même après, quand ce sera terminé, on ne quitte jamais le syndicalisme. Dans ce nouveau chapitre de ma vie, j’aurai davantage de loisirs, mais je resterai engagé en faveur de la démocratie, de la justice sociale et d’une éducation de qualité pour tous.

Note : Dans le cadre des activités du 25e anniversaire de l’IE, un premier entretien avec Fred van Leeuwen, axé sur la fusion du Secrétariat professionnel international de l’enseignement (SPIE) et de la Confédération mondiale des organisations de la profession enseignante (CMOPE), a été publié au début de cette année.

[1] Multatuli était le nom de plume d’Eduard Douwes Dekker(2 mars 1820 – 19 février 1887). Son livrele plus connu est un roman satirique intitulé« Max Havelaar ».

[2] Shalom Levin, en plus d’être responsable de l’ Israel Teachers’ Union, a été président de la Fédération internationale des associations d’enseignants de 1963 à 1968, une organisation fondée en 1926 et une des petites organisations qui, après des fusions, est finalement devenue membre de l’IE. Il était également membre de la Knesset, le Parlement israélien. Levin était un responsable du parti Mapai (le Parti des travailleurs d’Israël), qui a ensuite fusionné pour donner naissance au Parti travailliste. Il était né dans une petite ville près de Minsk, l’une des régions de l’empire russe (aujourd’hui la Biélorussie) où des pogroms ont été perpétrés. Levin a quitté sa ville à pied pour rejoindre Jérusalem, en Palestine, en 1937.

[3] L’ United Federation of Teachers(UFT) était et est toujours l’organisation de l’ American Federation of Teachers(AFT) de la ville de New York.

Le 26 janvier 1993, l’Internationale de l’Education naît de la fusion de la Fédération Internationale des syndicats libres (IFFTU) et de la Confédération mondiale des organisations de la profession enseignante (WCOTP). A l’occasion de son 25e anniversaire, une série spéciale de blogues #IE25, sera publiée tout au long de l’année. Elle mettra en avant les voix et réflexions de syndicalistes, militant(e)s de l’éducation, organisations partenaires et ami(e)s, revenant sur les combats et accomplissements passés dont l’organisation a tiré force et inspiration en vue de s’attaquer aux défis présents et futurs auxquels sont confrontées l’éducation et la profession enseignante. Si vous souhaitez contribuer à cette série de blogues, veuillez écrire à sonia.grigt@ei-ie.org.

Le contenu et les avis exprimés dans ce blog sont ceux de son auteur et ne reflètent pas nécessairement la position officielle de l’Internationale de l’Education.