Alors que le projet de création de l’Education Outcomes Fund avance, Keith Lewin passe en revue le modèle du fonds et, tout en pointant du doigt plusieurs problèmes fondamentaux, remet en question l’idée qu’il s’agira d’un mécanisme révolutionnaire permettant d’obtenir des résultats dans le domaine de l’éducation.
La Commission de l’Education et le Global Steering Group for Impact Investment projettent de mettre sur pied une nouvelle facilité de financement de 1 milliard de dollars américains, l’ Education Outcomes Fund for Africa and Middle East (EOF), dont le mémorandum de placement sera élaboré plus tard dans l’année.
L’EOF utilisera des obligations à impact sur le développement ( Development Impact Bonds, DIB) pour financer des services d’enseignement privés. Les retours pour les investisseurs et les prestataires de services seront garantis par des subventions et reposeront sur les résultats obtenus. Ses partisans affirment qu’un tel modèle représente une « initiative révolutionnaire pour atteindre des résultats dans le domaine de l’éducation ». Cependant, Keith Lewin, Professeur émérite d’Education et de Développement international à l’Université du Sussex, juge cette affirmation hautement discutable.
Dans son étude approfondie de la note conceptuelle de l’EOF [1], Keith Lewin justifie son scepticisme en avançant des commentaires et des questions qui poussent à la réflexion et démontrent que l’EOF tel qu’il a été conçu laisse grandement à désirer, autant du point de vue logique qu’éthique. Il soulignenotamment quatre grands problèmes:
1. Premièrement, il remet en question le postulat de l’EOF selon lequel les financements précédents n’ont pas permis d’obtenir les résultats escomptés, parce qu’elles ne privilégiaient pas les rémunérations en fonction des résultats. D’après lui, les financements basés sur les résultats ne portent en réalité pas leurs fruits, bien qu’ils soient utilisés depuis plus de dix ans.
2. Deuxièmement, il nous rappelle que les obligations à impact sur le développement se servent d’argent prêté et que « de nouvelles liquidités ne sont pas générées si l’on se contente de dépenser à l’avance les futurs financements en empruntant de l’argent, dans l’attente que les financements soient entièrement versés une fois certains résultats obtenus ».
3. Troisièmement, il s’interroge sur la nécessité d’un mécanisme de financement supplémentaire et sur la réelle valeur ajoutée de l’EOF.
4. Et quatrièmement, il souligne le fait que l’EOF « ne contribue pas, ou très peu, à la résolution des principaux problèmes de financement en vue d’un développement éducatif durable ». Le fonds n’apporte aucune réponse à la question du développement de méthodes visant à financer les dépenses courantes des systèmes éducatifs grâce aux recettes nationales.
Les dépenses publiques consacrées à l’éducation restent en effet trop faibles. Le Professeur Lewin souligne que, d’après son étude, il est possible d’offrir un accès équitable à l’éducation avec en moyenne 6,6 % du produit intérieur brut (PIB) dans les pays à faible revenu et 6,1 % du PIB dans les pays à revenu intermédiaire de la tranche inférieure (PRITI), en menant à bien des réformes de réduction des coûts plausibles, et indique par-là que le niveau de dépense demeure éloigné de la réalité. A l’heure actuelle, 48 % des pays d’Afrique consacrent moinsde 4 % de leur PIB à l’éducation.
Keith Lewin poursuit son analyse en se penchant sur différents aspects des modalités proposées, telles que l’ampleur du fonds, les retours sur investissement, les coûts de transaction, les acteurs non étatiques, les risques systémiques, le financement basé sur les résultats et les obligations à impact sur le développement. Ces différents points sont résumés ci-dessous.
Ampleur
Même si le montant de fonds à lever (1 milliard de dollars américains) semble conséquent, une fois répartis entre 20 pays sur trois ans, les emprunts par DIB, qui s’élèvent à 17 milliards de dollars américains par an par pays, équivaudront à approximativement 1 % du budget moyen alloué à l’éducation dans les PRITI.
Retours sur investissement
La logique des DIB suppose que les coûts supplémentaires associés à l’utilisation d’un tel modèle sont justifiés par l’efficacité accrue des prestataires non étatiques, qui sont motivés par les rémunérations basées sur les résultats. Le Professeur Lewin avance néanmoins que ce raisonnement est défendu par les prestataires de service potentiels, qui tireront profit de ce modèle, alors qu’aucune preuve manifeste ne le corrobore. Il se demande également si les taux de rendement de l’EOF seront suffisamment intéressants pour attirer les investisseurs, et si le modèle des DIB apporte une réelle valeur ajoutée en comparaison à un fonds de dotation créé en mobilisant des dons et du capital-risque, qui serait utilisé dans le cadre d’un programme de subventions.
Coûts de transaction
L’EOF vise à diminuer les coûts de transaction par voie d’uniformisation et d’économies d’échelle. Cette ambition est toutefois contradictoire, car le fonds reconnaît également l’importance de solutions adaptées à chaque contexte éducatif.
Acteurs non étatiques
Keith Lewin insiste, entre autres, sur la difficulté de contrôler, de réglementer et d’assurer la qualité des prestations des acteurs non étatiques, en particulier sur le long terme.
Risques systémiques
Keith Lewin soutient que les risques systémiques ne sont pas pris en compte dans la proposition de l’EOF, ce qui est problématique. Une multitude de risques doivent impérativement être examinés (au moyen d’analyses de risques indépendantes), notamment « la précarisation du corps enseignant et la violation des droits des employés ». C’est apparemment l’état qui devra supporter ces risques.
DIB et financement basé sur les résultats
Le Professeur Lewin explique que les financements basés sur les résultats (RBF) n’ont pas porté leurs fruits par le passé, et souligne les nombreuses lacunes de ce modèle. Par exemple, en récompensant les écoles qui affichent de très bons résultats, le système des RBF ne tient pas compte du fait que, bien souvent, c’est le manque de ressources qui entraîne de mauvaises performances dans les écoles. Par conséquent, ne devrait-on pas justement allouer des ressources supplémentaires à ces écoles, et non à celles qui s’en sortent bien? Enfin, il suggère que le modèle des RBF ne répond pas aux ambitions des Objectifs de développement durable, puisqu’il accorde de l’importance aux résultats à court terme plutôt qu’au développement durable à long terme.
Conclusions
Dans ses conclusions, Keith Lewin nous rappelle que la proposition de l’EOF est, en fin de compte, une solution qui repose sur une erreur de diagnostic. Il affirme que:
« Le problème fondamental du financement de l’éducation reste de savoir comment assurer le développement ‘d’états fiscaux’ qui soient capables de générer suffisamment de recettes nationales pour financer les objectifs éducatifs définis par les pays mêmes, qui peuvent être atteints grâce à des systèmes financés en majeure partie à l’aide de ressources publiques. Les DIB ne contribuent pas à régler ce sérieux problème et peuvent représenter une digression de par les coûts de transaction élevés et leur impact limité. C’est peut-être la raison pour laquelle l’investissement à impact suscite une faible adhésion et génère des résultats mitigés en termes de financement des systèmes d’éducation de masse des pays riches, et pour laquelle les plus grands partisans de cette approche sont les prestataires de services mêmes. »
L’article de Keith Lewin nous rappelle à juste titre que toute solution soi-disant « innovante » dans le secteur de l’éducation restera vaine à moins de reposer sur une analyse rigoureuse des éléments probants. Il nous prévient en outre que certaines innovations peuvent apparaître à tort comme des solutions pertinentes alors qu’en réalité, elles servent d’autres intérêts.
[1] Vous pouvez lire l’analyse critique de Keith Lewin, « Education Outcomes Fund (EOF) for Africa and the Middle East: is it a game changer?», dans son intégralité ici.
Le contenu et les avis exprimés dans ce blog sont ceux de son auteur et ne reflètent pas nécessairement la position officielle de l’Internationale de l’Education.