La « sécurité démocratique » et les « montages judiciaires » à l'encontre de professeurs universitaires
Bien au-delà de leurs coûts humains et symboliques, les attaques du Pentagone et des tours jumelles, le 11 septembre 2001, ont fait naître un environnement propice au cautionnement de la « lutte internationale contre le terrorisme », dans un contexte marqué par la crise du système financier mondial et les difficultés, afin de matérialiser le projet de Zone de libre-échange des Amériques (ZLÉA), sous l'impulsion des Etats-Unis.
Ces politiques élaborées par l'administration Bush seront appliquées en Colombie par le Président Álvaro Uribe Vélez, au cours de ses deux mandats (2002-2006/2004-2010). A travers la soi-disant « Sécurité démocratique » et la mise en œuvre de l'« Etat communautaire », le Président Uribe aura poussé à l'extrême les orientations en matière de sécurité prises par les différents gouvernements des décennies antérieures, en se reposant sur la généralisation de la lutte contre l'insurrection, via l'application de modèles inspirés de la « Doctrine de la sécurité nationale » et des dictatures du Cône Sud.
Cette perspective part de la méconnaissance de l'existence d'un conflit armé et social affirmant que le terrorisme constitue la principale menace à l'encontre de la stabilité de l'Etat et de la démocratie colombienne. C'est sur ces hypothèses que se sont articulées différentes politiques et propositions, dont la mise en place de « zones spéciales de réhabilitation et de consolidation », dans le but d'exercer un véritable contrôle sur le territoire et la population des zones comptant une forte présence de groupes armés illégaux, particulièrement de groupes de la guérilla; l'accord d'un statut antiterroriste et l'acceptation d'une « loi d'alternative pénale », visant à appréhender les personnes, les structures et les organisations civiles considérées comme des réseaux de « soutien à l'insurrection » [1].
Au cours de la dernière décennie, l'application de la politique de « sécurité démocratique », élaborée par l'ancien Président Uribe, a augmenté le nombre d’atteintes aux droits humains dans le pays, et favorisé le renforcement d'un système de gouvernement autoritaire cherchant à faire taire les dissident(e)s par le biais de « montages judiciaires » réalisés à l'encontre certains dirigeants de l'opposition et de professeurs universitaires, notamment William Javier Díaz, Miguel Ángel Beltrán, Fredy Julián Cortés, ou encore la sociologue et militante en faveur des droits humains, Liliany Obando [2].
Fin 2008, un procureur spécialisé de Bogotá a décidé d'analyser les CV des étudiant(e)s et professeur(e)s des différentes universités publiques du pays (depuis 1992), afin d'enquêter sur d'éventuelles infiltrations des organisations de la guérilla dans les universités publiques. Au même moment, la Ministre de l'Education de l'époque, Cecilia María Vélez, affirmait au Congrès que, par ordre du Président, les forces de l'ordre pourraient être admises sur le campus dès que cela s'avérait nécessaire, dans le but de « garantir la sécurité des étudiant(e)s ».
Cette persécution et mise sous silence systématique de la pensée critique dans les universités, au nom de la politique de « sécurité démocratique », a pu compter sur un grave précédent: la détention puis l'assassinat d’Alfredo Correa de Andreis, professeur des Universités du Nord et « Simón Bolívar », survenu le 17 septembre 2004. Le sociologue et ingénieur fut accusé d'être un important idéologue des FARC et jugé pour le soi-disant crime de « rébellion ». Faute de preuves, le professeur a été remis en liberté mais fut assassiné quelques semaines plus tard. Dans ce cas, à la différence d'autres crimes qui sont restés impunis, et grâce à la pression internationale et aux actions des membres de sa famille, une enquête a été menée et les responsables de l'assassinat ont pu être identifiés.
Les enquêtes judiciaires ont permis de conclure qu'il s'agissait d'un montage judiciaire orchestré par le Département administratif de sécurité (DAS), un organisme de services secrets dépendant du pouvoir exécutif. Dans son jugement, la Cour Suprême de Justice – qui a condamné le directeur de cet organisme public de l'époque – a indiqué que ce dernier avait « agi de connivence avec le Bloque Norte de las Autodefensas, via le front José Pablo Díaz, commandé par Édgar Ignacio Fierro, alias Don Antonio, dans le but que le professeur Alfredo Rafael Correa de Andreis soit d'abord considéré comme un insurgé puis, de procéder enfin à son exécution ». Cette enquête judiciaire aura également permis de démontrer que le DAS communiquait les noms de certains syndicalistes et professeurs aux groupes paramilitaires de la Costa, qui étaient ensuite chargés de les assassiner [3].
Alfredo Correa a été assassiné pour ses liens avec les secteurs populaires ainsi que pour ses travaux socioéconomiques sur le déplacement forcé dans la région de l'Atlantique. Dans ces derniers, il avait mis en lumière des détournements abusifs des fonds du « Plan Colombia » (Plan Colombie), et avait également dénoncé la confiscation des terres de centaines de paysans de la région de Ciénaga. En outre, quelques années auparavant, alors qu'il occupait la fonction de recteur de l'Université publique de Magdalena, il s'était opposé aux réformes en faveur de la privatisation.
Un montage judiciaire semblable à celui contre le professeur Alfredo Correa a été effectué contre l'auteur de cet article. Je me trouvais alors à Mexico, invité par le Centro de Estudios Latinoamericanos(Centre d'études latino-américaines–CELA) de l'Université nationale autonome de Mexico (UNAM), préalablement à un séjour post-doctoral. Le 22 mai 2009, peu avant la fin de mon séjour, j'ai été séquestré par les autorités de l' Instituto Nacional de Migración(Institut national de migration–INM) mexicain. J'ai immédiatement été emmené de force vers l'aéroport de la ville de Toluca [4]. Le visage couvert, les mains menottées derrière le dos, j'ai été emmené par avion privé vers la ville de Bogotá, où j'ai été remis aux autorités colombiennes, et présenté dans les médias comme « Jaime Cienfuegos, un membre important de la Commission internationale des FARC (Forces armées révolutionnaires de Colombie)» qui, selon les déclarations du Directeur de la police colombienne de l'époque, le Général Óscar Naranjo, « prévoyait d'infiltrer les universités du Mexique et d'autres pays de la région, en vue de mener à bien les programmes terroristes de cette organisation d'insurgés » [5].
Pendant deux longues années, j'ai été enfermé dans un pavillon sous haute sécurité, avec de dangereux délinquants, privé de mes droits fondamentaux, ma dignité souillée par des fonctionnaires corrompus de l' Instituto Nacional Penitenciario y Carcelario(Institut national pénitentiaire et carcéral–INPEC), pour que la justice reconnaisse ensuite que j'étais innocent des accusations portées contre moi, à savoir « rébellion » et « conspiration criminelle à des fins terroristes » [6]. Tout au long du procès, il est apparu clairement que ma détention était arbitraire, que les preuves à mon encontre étaient illicites et illégales, que mon droit constitutionnel à la « présomption d'innocence » avait été violé, que mes travaux académiques avaient été utilisés pour démontrer ma soi-disant appartenance aux FARC, et que les poursuites à mon encontre avaient été commanditées par des organismes de sécurité de l'Etat colombien.
Il a également été prouvé que je n'entretenais aucun lien avec ladite guérilla et que j'étais encore moins « Jaime Cienfuegos ». Mais, comme l'a signalé par la suite un agent des services secrets mexicains payé par l'Etat colombien, qui a fait part de son témoignage au Haut-Commissariat des Nations Unies, tout ce montage juridique a été rendu possible car « Beltrán était l'un des plus grands trophées des gouvernements colombien et mexicain » [7]. Ma détention entendait « prouver » la soi-disant infiltration des guérillas dans les universités publiques, et visait également à faire peur aux chercheurs/euses enquêtant sur le conflit armé et social colombien d'un point de vue critique [8].
[1] Gouvernement national de Colombie. Política de Defensa y Seguridad Democrática ( Politique de défense et Sécurité démocratique). Bogotá, 2003.
[2] Outre les faits mentionnés, les « faux positifs » étaient également habituels. Entendez par là des exécutions extra-judiciaires, consistant à dissimuler les victimes assassinées par erreur, en raison d'abus des forces de l'ordre, ou tout simplement de façon à ce que leurs auteurs soient financièrement récompensés pour leur soi-disant lutte contre le terrorisme. Il s'agissait généralement de paysans désarmés ou d'habitants sans ressources, qu'ils faisaient passer pour des guérilleros morts au combat.
[3] Le 1er septembre 2006, soit un an après l'assassinat du Professeur Correa, Edgar Fajardo, sociologue, professeur universitaire, chercheur reconnu et militant de gauche, a trouvé la mort à Bogotá.
[4] Le 22 mai 2009, la sous-direction de l'Instituto Nacional de Migración(Institut national de migration–INM) des Etats-Unis mexicains m'avait appelé pour la validation d'une demande de visa FM-3, étant donné que le document qui m'avait permis d'entrer dans le pays, en qualité de visiteur universitaire, devait être changé. L'INM mexicain n'a pas appliqué le Traité d'extradition signé avec la République de Colombie le 4 octobre 1937, stipulant clairement l'interdiction d'extrader une personne pour des délits politiques ou autres faits connexes, ce qui m'était reproché par la justice colombienne.
[5] Revue Semana, Bogotá, mai 2009
[6] Le 14 avril 2009, le juge pénal n°13 de la municipalité de Bogotá avait délivré un mandat d'arrêt à mon encontre pour les délits de conspiration criminelle à des fins terroristes, de financement du terrorisme et d'administration de ressources liées à des activités terroristes, entre autres. Comme les autorités colombiennes en ont informé les médias, une notice rouge d'Interpol a été envoyée.
[7] Revue Semana. Com. 23 mai 2011 ( http://www.semana.com/justicia/testigo-niega-alias-jaime-cienfuegos-presunto-ideologo-farc/157215-3.aspx)
[8] Les preuves de ma soi-disant appartenance aux FARC se retrouvent dans l'article suivant : « Colombie : Terrorisme ou insurrection ? » dans Fermentum. Revue de la faculté des sciences humaines de l'Université des Andes. Revista Venezolana de Sociología y Antropología. Année 16, N° 46, Mérida (Venezuela). ISN : 0798-3069. Ecrit en collaboration avec Liliany Patricia Obando, sociologue et étudiante de master en sciences politiques à l'Université nationale de Colombie, actuellement accusée de « rébellion » par les autorités colombiennes. Après plusieurs années de détention injuste, elle a pu retrouver la liberté sans que le ministère public n'ait pu prouver sa responsabilité. Il ne fait aucun doute qu'il s'agit, ici encore, d'un autre cas de persécution contre la pensée critique.
Cfr. http://www.saber.ula.ve/bitstream/123456789/20737/2/articulo3.pdf)Fermentum
Malgré le fait que la Colombie ne fut pas étrangère aux influences du mouvement de Córdoba, force est de constater que ces principes directeurs de l'université publique ne se sont pas entièrement développés. Par ailleurs, la liberté académique et, avec elle, la vocation pluraliste de l'Alma Mater, se sont vues limiter par l'Etat de deux façons complémentaires: d'une part, les politiques souhaitant sa privatisation, en la soumettant à la logique du marché et, d'autre part, le recours systématique à la violence pour faire taire les expressions critiques provenant de l'ensemble de la communauté universitaire.
De par leur nature structurelle, ces deux conditions se propagent dans les gouvernements au pouvoir et s'inscrivent dans un contexte de grave conflit armé qui perdure depuis plus de cinquante ans. L'incapacité de l'Etat à répondre aux demandes économiques, politiques et sociales de la majeure partie de la population, la criminalisation croissante de la contestation sociale et l'exercice hégémonique et exclusif de la politique par les élites bipartites, libérales et conservatrices, comptent parmi les caractéristiques de ce conflit armé profondément enraciné dans les problèmes économiques, sociaux et politiques. [1]
Ces 18 derniers mois, le projet de loi présenté sans aucune consultation par le gouvernement de l'actuel Président Juan Manuel Santos (projet de loi 112), visant à réformer l'enseignement supérieur, à le déposséder de son caractère public et à le subordonner à la logique commerciale, a provoqué un tollé dans la communauté universitaire et en particulier chez les étudiant(e)s. Ces derniers ont non seulement contraint le gouvernement à retirer sa proposition de loi, mais ont également insufflé une dynamique intéressante, autour de laquelle se sont rassemblés d'autres secteurs sociaux.
Même si, lors de cette dernière étape, le mouvement universitaire a fait montre de sa capacité de création et d'innovation lorsqu'il a rejeté l'application de politiques néolibérales dans l'enseignement supérieur, l'Etat n'a cependant pas renoncé à sa stratégie de répression. Par conséquent, il n'est pas surprenant que certain(e)s étudiant(e)s et enseignant(e)s, ayant joué un rôle actif dans ces mouvements de protestation, se retrouvent aujourd'hui derrière les barreaux des prisons colombiennes, soi-disant accusé(e)s de « rébellion » et de « conspiration criminelle », tandis que d'autres font l'objet de menaces par des groupes paramilitaires.
Les cas d'Omar Alfonso Cómbita(Directeur du centre éducatif de Santa Ramos et membre de la Federación de Educadores de Colombia–FECODE), d'Omar Marín (membre de la Federación de Estudiantes Universitarios–FEU), de Carlos Lugo (compositeur-interprète de musique contestataire) ou encore de Jorge Eliécer Gaitán (membre de la Federación de Estudiantes Universitarios–FEU), privés de liberté depuis plus d'un an, constituent des exemples évidents de cette persécution à l'encontre de la pensée critique.
Dans les conclusions de sa 3ème séance plénière nationale, l' Asociación Sindical de Profesores(ASPU) a mis en lumière ce climat défavorable à l'activité syndicale, en indiquant que: « Dans diverses universités publiques, nous avons assisté à la naissance d'un climat hostile et agressif envers l'intégrité et la dignité des professeurs universitaires syndicalisés, à travers des actes de nuisance tels que des menaces, des diffamations, des dénonciations, des intimidations, des cas de harcèlement au travail, des procédures disciplinaires et autres formes de discrimination, entraînant par conséquent la violation de leurs droits fondamentaux. »
Cette situation n’a rien de nouveau. Par conséquent, cet article entend illustrer comment, par le passé, l'Etat colombien a adopté, de façon récurrente (directement ou par le biais de la stimulation et de la tolérance de groupes illégaux), des stratégies répressives, notamment via des détentions arbitraires, des accusations de terrorisme, l'élaboration de listes noires ou encore l’assassinat de membres de la communauté universitaire, dans le but de réduire les dissident(e)s au silence et de mettre en œuvre une politique d'homogénéisation de la pensée [2].
[1] Il y a peu, le Gouvernement Santos a annoncé l'ouverture d'une table de négociations avec la guérilla des FARC-EP, en vue de privilégier une solution politique après des années de vaines tentatives d'imposer une sortie militaire au conflit armé colombien. Si, à court terme, cette annonce n'a pas fait évoluer cette situation, elle a néanmoins placé un agenda politique, économique et social sur la table des négociations, dont la concrétisation pourrait ouvrir la voie à la résolution d'un conflit qui a coûté si cher à la société colombienne.
[2] Dans ce sens, et au vu de l'impossibilité d’aborder les nombreuses violations des droits humains et fondamentaux perpétrées à l'encontre de la communauté universitaire, nous nous pencherons sur certains cas emblématiques d'enseignant(e)s persécuté(e)s et assassiné(e)s en raison de leur pensée critique.
Années 60 et 70: fermeture, militarisation et « épuration » des universités publiques
En cette période de tension sociale croissante qui agite le monde (guerres de libération nationale, conflits ethniques, invasions, révolutions politiques ou autres manifestations de jeunes et d'étudiants) et en raison de l'élaboration d'importants processus politiques de changement en Amérique latine, stimulés par la révolution cubaine (1959), l'université colombienne a assisté à l'émergence, pendant les années 70, d'un type d'intellectuel(le)s à la fois engagé(e)s envers la société et les problèmes auxquels elle est confrontée, mais également intéressés par les débats publics au regard de la problématique nationale.
En effet, dans ce contexte de protestation sociale, de conflits et de crises politiques qu'a connu le pays au cours de ces années, on a pu observer l'apparition d'intellectuel(le)s émanant des dynamiques du conflit et prêts à se confronter aux élites qui dirigeaient alors les institutions publiques et privées, dont les universités. Parallèlement, on a assisté à l'émergence d'une université radicalement opposée à l'intervention des Fondations étrangères ainsi qu'à l'influence nord-américaine dans l'élaboration des politiques en matière d'éducation.
Cette génération, de par sa volonté militante de gauche, ses conceptions théoriques et sa participation politique ou syndicale, a permis que l'université publique (ainsi que certaines universités privées) puisse représenter un espace de lutte contre la pensée hégémonique et les pratiques des classes dominantes, avec toute la ferveur et le radicalisme d'une époque connaissant une recrudescence de l'insurrection en Amérique latine, par le biais de soulèvements, de révolutions et de prises de pouvoir par les secteurs populaires et révolutionnaires [1].
De cette façon, vers la fin des années 60 et au début des années 70, les universités publiques se sont fait l’écho des différents conflits sociaux, qui ont transformé les campus en espaces accueillant les assemblées estudiantines, les grèves, la solidarité syndicale et les confrontations avec les forces de police.
Les gouvernements en place ont répondu à cette agitation et à cette radicalisation du mouvement estudiantin et professoral, caractéristique de ces années, en faisant intervenir les forces de l'ordre sur les campus universitaires, en adoptant des mesures de répression à l'encontre des organisations estudiantines, en confinant les campus, en imposant des rectorats autoritaires, ou encore en décrétant des fermetures prolongées des universités et des facultés, et tout particulièrement dans le domaine des sciences sociales.
Les professeurs prestigieux qui s'étaient érigés en chefs de file académiques et intellectuels, qui avaient activement soutenu le mouvement estudiantin ou qui avaient joué des rôles majeurs au regard des politiques universitaires, ont été licenciés. Parmi les principaux cas, on recense notamment celui de l'économiste Antonio García [2], reconnu pour son apport aux sciences sociales latino-américaines dans le secteur de l'agriculture, et qui s'est vu licencier pour s'être opposé à la prise militaire de la Faculté de médecine. Certains Départements, tels que celui de sociologie, ont dû rester portes closes, et l'ensemble de leurs professeur(e)s ont été remercié(e)s.
En 1977, l'agitation sociale a atteint son paroxysme avec l'application de politiques gouvernementales préjudiciables en matière d'économie, de travail et d'éducation. Au vu de ce climat conflictuel dans le pays, les organisations sociales et politiques de gauche ont appelé à un grand mouvement national, connu sous le nom de«paro cívico »(arrêt de travail à caractère civique). Cet événement, survenu le 14 septembre 1977, a marqué cette période d'inflexion, tant au niveau de la mobilisation des secteurs populaires contre les mesures gouvernementales, qu'au niveau de la sévère réaction de l'Etat, qui s'est soldée par de nombreux morts, blessés et personnes emprisonnées à la suite des affrontements avec les forces de l'ordre [3].
Après cette importante journée de protestation nationale, et avec l'avènement du Gouvernement du Président Julio César Turbay Ayala (1978-1980), on a pu assister à la naissance du soi-disant « statut de sécurité », retranché derrière les mesures d'urgence, qui entendait limiter de façon répressive les activités des organisations sociales, syndicales et politiques. En vertu de cette loi, l'ordre public est pratiquement demeuré entre les mains des militaires. Cette époque a connu une généralisation des tribunaux de guerre (civils jugés par des militaires), une augmentation des détentions illégales, ainsi que des cas de disparition et de torture des dirigeant(e)s et militant(e)s politiques de gauche.
Certains professeur(e)s, à l'instar du co-fondateur de la Faculté de sociologie de l'Université nationale, Orlando Fals Borda, et de sa compagne, la sociologue María Cristina Salazar, reconnus à l'échelle internationale pour leur importante contribution à la Investigación Acción Participativa(IAP), ont été jugés, privés de liberté et accusés d'entretenir des relations avec les insurgés, pour le seul fait d'avoir critiqué le système en place. D'autres intellectuel(le)s, caractérisé(e)s par leur position au regard de la démocratie, ont été contraint(e)s de s'exiler, à l'instar de Gabriel García Márquez, aujourd'hui prix Nobel de littérature, ou encore de la sculptrice Feliza Bursztyn.
[1] La révolution cubaine et, avec elle, les personnages de Fidel Castro et de Che Guevara, compte parmi les nombreuses références sur lesquelles ces jeunes des années 60 et des décennies suivantes basaient leurs idéaux contestataires et révolutionnaires. Pour la Colombie, Camilo Torres Restrepo, ce prêtre, intellectuel, sociologue et professeur universitaire, qui a rejoint la lutte armée vers le milieu des années 60, symbolisait la rébellion de cette génération universitaire, aux côtés du personnage quasiment mythique et continental de Ernesto « Ché » Guevara. Voir: Camilo Torres: Cruz de Luz. Bogotá: FICA, 2006 et Walter Broderick. El Cura Guerrillero. México: Grijalbo, 1977.
[2] Antonio García (1912-1982) est considéré comme l'un des penseurs et essayistes colombiens ayant adopté, selon le philosophe Herbert Marcuse, « les approches les plus respectables à l'encontre du marxisme ». A partir de la moitié du siècle dernier, Antonio García a fait œuvre de pionnier dans la réflexion sur les problèmes liés aux caractéristiques du développement latino-américain, de la Démocratie et du socialisme humaniste, à savoir ces thèmes qui allaient résider au cœur du débat théorique et politique au cours des décennies à venir.
[3] Pour de plus amples informations sur cette période, n'hésitez pas à consulter l'ouvrage de Mauricio Archila. Idas y venidas, vueltas y revueltas. Protestas sociales en Colombia 1958-1990. Bogotá: Instituto Colombiano de Antropología e Historia ICAH-CINEP, 2003. Autres lectures conseillées, du même auteur ou d'autres: 25 años de luchas sociales en Colombia 1975-2000. Bogotá: CINEP, 2002. Ou encore: Gustavo Gallón (ed.). Entre movimientos y caudillos.Bogotá: CINEP-CEREC, 1989. Pour de plus amples informations sur les incidents survenus lors de cette journée, n'hésitez pas à consulter l'ouvrage d'Arturo Alape, Un día de septiembre. Testimonio sobre el Paro Cívico. Bogotá: Armadillo, 1977.
La spirale de violence contre l'université: années 80 et 90
[1]
La crise politique et sociale qu'a connue la Colombie pendant cette décennie a entraîné une profonde désinstitutionnalisation dans différents aspects de la société. Ainsi, les conflits n'ont plus été réglés par les instances respectives, les acteurs privés ont eu recours à la violence pour imposer leur volonté, et les normes ont été élaborées sous forme de compromis ou simplement non reconnues.
En règle générale, cette désinstitutionnalisation a entraîné l'abandon progressif, de la part des secteurs et des membres de la société, de leur rôle d'intégration dans la réglementation de l'Etat, des institutions et des limites imposées par les normes à chaque individu au nom de la coexistence sociale. Et c'est précisément cet impératif social, celui de la coexistence, qui s'est vu fissurer en raison de la désinstitutionnalisation, du recours à la violence généralisée et, par conséquent, de la propagation de phénomènes complexes d'anomie sociale [2].
Il apparaît évident que cette crise a non seulement revêtu un caractère politique, mais qu'elle a également été confrontée à la persistance d'anciens problèmes non résolus au regard de l'histoire du pays, liés aux violences, à la misère et à l'exclusion sociale permanentes. La faiblesse manifeste de l'Etat sur le plan politique n'a fait qu'aggraver ces éléments.
Ce contexte s’est révélé propice à la persistance des violences et à l'apparition de nouveaux instigateurs de violence – notamment via le trafic de stupéfiants et l'apparition de groupes paramilitaires – qui sont devenus, à l’instar du phénomène de l'insurrection de la guérilla, des éléments majeurs et influents de la crise survenue à la fin des années 80.
Dans ce climat de violence, la scène sociopolitique des années 80 a adopté une approche contraire à l'action collective et à l'exercice de la liberté de pensée, en raison des conditions de violence difficiles imposées par la droite sur les citoyen(ne)s, et plus particulièrement sur les intellectuel(le)s et les dirigeant(e)s universitaires [3]. Menaces, crimes, massacres et disparitions forcées ont jalonné ces années sanglantes, marquées par la spirale de violences des « narcoparamilitaires » et des tueurs à gage [4], et dont les ondes de choc ont profondément affecté les campus universitaires.
L'un des premiers crimes de cette décennie a été commis le 20 août 1982, contre l'avocat et professeur de l'Université nationale, Alberto Alava Montenegro. Reconnu pour son engagement envers la défense des prisonniers/ières politiques, ce professeur universitaire a été assassiné par les membres des escadrons naissants de la MAS ( Muerte a Secuestradores), l'une des organisations pionnières des groupes paramilitaires, qui tire son origine dans la protection des trafiquant(e)s de stupéfiants et des secteurs liés aux forces armées.
L'assassinat du professeur Alava a inauguré les nombreuses agressions à l'encontre de la communauté universitaire, qui a connu en 1987 l'une de ses périodes les plus difficiles: le matin du 14 octobre, Pedro Luis Valencia, Professeur de la Faculté nationale de santé publique de l'Université d'Antioquia, a été fusillé dans sa propre maison et non loin de la IVème Brigade de Medellín, sous les yeux de son épouse et de certains de ses enfants. Le professeur qui, à l'époque, remplissait la fonction de parlementaire pour l' Unión Patriótica(une organisation politico-légale de gauche), se préparait à participer à une manifestation pacifique pour le droit à la vie, organisée par les étudiant(e)s de l'Université d'Antioquia.
Le 25 août de la même année, Luis Felipe Vélez, professeur à l’université d'Antioquia et Président de l' Asociación de Institutores de Antioquia(ADIDA), fut également assassiné. Le même jour, à onze heures d'intervalle, non loin du lieu de ce crime, Héctor Abad Gómez et Leonardo Betancur Taborda trouvèrent également la mort sous des balles. Le premier, chercheur reconnu dans le milieu scientifique de la médecine préventive, travaillait sur un important dossier visant à défendre les droits humains, tandis que le second était Vice-président de l' Asociación de Institutores de Antioquia(ADIDA).
Au cours du dernier trimestre de 1987, la liste des professeur(e)s et étudiant(e)s assassiné(e)s s'est encore allongée: au mois d'octobre, le candidat à la présidence de l' Unión Patriótica, Jaime Pardo Leal, également juriste reconnu et professeur à l'Université nationale, a trouvé la mort. Peu après, Luz Marina Rodríguez, étudiante en chimie et en pharmacie à l'Université nationale de Medellín, a également été assassinée, suivie de Rodrigo Guzmán Martínez, Vice-président de l' Asociación Nacional de Médicos Internos y Residentes de la section d'Antioquia; d'Orlando Castañeda Sánchez, étudiant de huitième semestre à la Faculté de médecine de l'Université d'Antioquia; de Francisco Gaviria Jaramillo, étudiant en dernière année en communication sociale dans cette même université; et de Luis Fernando Vélez Vélez, professeur et chercheur à l'Université d'Antioquia [5].
Plusieurs membres actifs et retraités des forces armées colombiennes, des escadrons paramilitaires organisés et financés par des propriétaires fonciers, des trafiquants de stupéfiants, ainsi que des dirigeants politiques nationaux et régionaux, étaient liés à ces crimes. Cependant, malgré la gravité des faits, bon nombre de ces assassinats demeurent aujourd'hui encore impunis. En outre, au cours des années qui suivirent, si les agressions à l'encontre de la communauté universitaire ont semblé diminuer, elles ont rapidement retrouvé leur dynamique de la période antérieure, comme l'illustre le tableau suivant (Tableau I):
TABLEAU I
Professeurs de l' Asociación de profesores universitarios(ASPU) et de l' Asociación de profesores de la universidad de Antioquia(ASOPRUDEA) assassinés (1987-2001)
Nom
Date
Type de syndicaliste
Syndicat
ABAD GOMEZ HECTOR
25/08/87
Dirigeant syndical
ASOPROUDEA
KUJAVANTE ALFONSO
15/03/88
Travailleur
ASPU
PEREZ CASTRILLON MARCO AURELIO
30/08/94
Travailleur
ASOPROUDEA
AGAMEZ PEREZ BIENVENIDO
27/05/96
Travailleur
ASPU
ALZATE PATIÑO JOSE ALBERTO
10/07/96
Travailleur
ASPU
BARRERA MACARIO
27/10/98
Dirigeant syndical
ASPU
CALDAS ZARETE RAFAEL
01/05/98
Travailleur
ASPU
DIAZ URZOLA MISAEL ARSENIO
26/05/98
Dirigeant syndical
ASPU
PEÑA ROBLES RAUL
30/12/98
Dirigeant syndical
ASPU
BEJARANO BUENO HECTOR FABIO
27/05/99
Travailleur
ASPU
HENAO HERNAN
04/05/99
Travailleur
ASPU
HERNANDEZ NAPOLEON ANTONIO
04/12/99
Travailleur
ASPU
CASTRO HAYDAR ALFREDO
05/10/00
Travailleur
ASPU
MESA LUIS
29/08/00
Travailleur
ASPU
PEREZ CHIMA JAMES ANTONIO
27/04/00
Travailleur
ASPU
BARRIOS POLO JOAQUIN
23/01/01
Dirigeant syndical
ASOPROUDEA
CASTRO DEMETRIO
25/02/01
Travailleur
ASPU
MENDOZA MANJARRES LUIS JOSE
22/10/01
Dirigeant syndical
ASPU
OTERO JULIO ALBERTO
14/05/01
Travailleur
ASPU
RIVERA RIVEROS CESAR DANIEL
02/02/01
Travailleur
ASPU
VARGAS LISANDRO
23/02/01
Dirigeant syndical
ASPU
VARGAS ZAPATA MIGUEL ANGEL
16/05/01
Dirigeant syndical
ASPU
Source: Escuela Nacional Sindical et Asociación de Profesores de la Universidad de Antioquia(ASOPRUDEA)
[1] Dans ce paragraphe, nous aborderons certaines hypothèses proposées dans l'enquête sur la sociologie à Medellín, réalisée en collaboration avec le professeur Luis Javier Robledo. La Sociología desde la Universidad: Luces y Sombras de los programas académicos en Medellín (1978-1998). Version électronique. Universidad de Antioquia, 2005.
[2] On parle d'anomie lorsque les règles sociales ne parviennent plus à limiter les intérêts et les comportements des individus, et que les actions de ces derniers ne respectent non seulement plus règles en vigueur mais, en outre, les contredisent et les nient, propulsant ainsi l'ordre social dans un profond chaos. Voir: Emilio Durkheim. De la división del trabajo social. Argentina: Schapire, 1987. El suicidio. España: Edición Akal, 1998.
[3] María Teresa Uribe. “La universidad en un contexto urbano turbulento”. Dans: María Teresa Uribe. Université de Antioquia. Historia y Presencia (1803-1999). Coord. Medellín: Universidad de Antioquia, 1998, p. 660 et suivantes.
[4] Le terme « narcoparamilitarisme » fait référence au phénomène lié à l’émergence de groupes armés hors la loi, protégés par les cartels de la drogue, les propriétaires fonciers, les politiques nationaux et locaux, en vue de défendre leur commerce illégal et d’éliminer l'opposition politique et sociale. Les tueurs à gage, quant à eux, assassinent une personne selon les ordres qu'ils reçoivent, en échange d'un salaire.
[5] Andrea Aldana. “ Recuerdo de otras Crisis” sur http://periodistasudea.com/quepasaudea/2010/recuerdos-de-otras-crisis/
Le Gouvernement Santos et la persécution de l'Université publique
Si l'arrivée de Juan Manuel Santos à la présidence de la République en 2010 a favorisé la reconnaissance officielle du conflit armé, le développement de la loi sur les victimes et l'exploration des différentes voies pour entamer un processus paix avec l'insurrection armée, elle a également laissé en place certains postulats de la politique de « sécurité démocratique » de l'administration antérieure, lors de laquelle Santos était chargé du Ministère de la Défense. Sa responsabilité avait été engagée dans des actes rejetés par l'opinion publique nationale comme internationale, avec les affaires des « faux positifs » ou encore l'« Opération Phénix », effectuée sur le territoire équatorien voisin et qui avait permis l’assassinat du numéro 2 de la guérilla des FARC, Raúl Reyes.
Selon la Central Unitaria de Trabajadores(CUT), au cours des six premiers mois de cette année, 13 syndicalistes ont été assassiné(e)s et 146 travailleurs/euses syndicalistes ont été victimes de menaces, parmi eux le Président de l' Unión Sindical Obrera(USO), qui représente les ouvriers des entreprises pétrolières. En 2011, selon la Consultoría para los Derechos Humanos y el Desplazamiento(CODHES), 259.146 personnes ont été déplacées par la violence. Ainsi, depuis 1985, on dénombre un total de 5.445.406 personnes déplacées.
Tout au long de l'année 2011, la communauté universitaire s'est mobilisée à l'échelle nationale contre le projet de réforme de l'enseignement supérieur qui fut lancé sans aucune consultation par le Sénat de la République. La participation active du mouvement estudiantin, à travers la Mesa Amplia Nacional Estudiantil(MANE) et les activités menées par les associations de professeurs universitaires, a permis d'obtenir le retrait de cette proposition en faveur de l'exploitation commerciale de l'enseignement supérieur, en transformant les universités en entreprises à but lucratif via l'investissement de capitaux privés.
Cependant, le fantôme de la privatisation de l'enseignement supérieur rôde toujours, à l'instar des processus de criminalisation et de stigmatisation de la part du gouvernement, des moyens de communication massifs, des organisations hors la loi et, dans certains cas, de ces mêmes directives universitaires qui entendent limiter l'activité syndicale et le droit de mobilisation des étudiant(e)s, des professeur(e)s et des travailleurs/euses dans les universités.
L'affaire la plus récente est celle du penseur critique Renán Vega Cantor, professeur à l'Université pédagogique nationale et lauréat du prix Libertador pour la « pensée critique » (2008), qui s'est vu contraint de fuir le pays en raison de menaces de mort. Récemment, au cours d'une interview, l'économiste et historien Renán Vega (qui a également occupé la fonction de représentant du corps professoral auprès du Conseil supérieur de son université) a indiqué que ces menaces résultaient de ses positions critiques: « Parce que, dans mes cours, je tente toujours de faire comprendre à mes étudiants l'ampleur des problèmes dans le monde, en Amérique latine et en Colombie. Parce que je mets tout en œuvre pour découvrir la vérité et identifier les responsables de la situation que nous connaissons aujourd'hui. Et c'est ce qui pose problème. Mais ce qui est encore plus problématique, c'est que j'ai revendiqué la pensée marxiste à une époque à laquelle plus personne ne se déclarait marxiste. »
1999: Une année funeste pour les sciences sociales du pays
Avec la nouvelle constitution politique de 1991, les universités publiques semblaient trouver un environnement de travail formateur, ancré dans l'optimisme et la conviction que cette conjoncture politique et sociale particulière, qui avaient entraîné la convocation d'une Assemblée constituante nationale ainsi que la proclamation d'une nouvelle constitution, représentait également une opportunité historique et politique pour faire évoluer les habitudes et les idéaux politiques des Colombiens et, plus particulièrement, pour trouver des échappatoires à cette profonde crise nationale ancrée, d'un côté, dans cette importante confrontation armée entre l'Etat et l'insurrection qui avait placé le pays dans un état de guerre permanent et, de l'autre, dans un régime politique bipartite et exclusif.
Cependant, le nouveau pays censé émerger de l'accord politique conclu par l'Assemblée constituante nationale en 1991, excluant d'importants secteurs de la population, a été accompagné par un durcissement de la guerre, cette composante indissociable et permanente de l'histoire colombienne. La solution militaire envers laquelle l'Etat s'était engagé fut, une fois de plus, adoptée comme une stratégie pour affaiblir et forcer à la négociation les guérillas des FARC et de l'ELN qui n'avaient pas accepté de se soumettre au processus de paix imposé par les gouvernements successifs.
Outre les coûts budgétaires entraînés (au détriment de l'éducation et du logement), la politique gouvernementale de confrontation militaire au conflit armé a été accompagnée par la stricte application de mesures économiques à caractère néolibéral, accordant la capacité régulatrice au marché, et faisant fi des droits durement acquis par les travailleurs/euses au niveau de la santé et des droits du travail.
D'autre part, la hausse de la corruption généralisée dans les activités politiques partisanes ont conduit à une période de dévalorisation et de crise de la représentation, affaiblissant ainsi l'action politique et la confiance des citoyen(ne)s en leurs représentant(e)s, en leurs institutions et, en fin de compte, en la politique même, en tant qu'instance fondamentale pour intervenir, prendre en charge et régler les différends et les conflits entre la société et l'Etat.
Le système politique s'est vu infiltrer par le trafic de stupéfiants, au point d'éroder et de perturber son fonctionnement [1]. Par conséquent, les élites au pouvoir et les partis politiques faisaient preuve d'ambiguïté, de tolérance et de complaisance face à ce phénomène et à ses effets sur les secteurs social, politique, économique et culturel de la nation tout entière. Parallèlement à cela, le paramilitarisme connaissait un essor en tant que politique de l'Etat, tandis que la capacité militaire des guérillas se renforçait. Ces dernières allaient prochainement réaliser d'importantes actions armées [2]. Ainsi, loin de se résoudre par le biais d'un dialogue, le conflit armé colombien de cette période s'est plutôt profondément intensifié, laissant ainsi le pays dans un contexte de renforcement de la guerre et d'augmentation des acteurs armés.
C'est dans ce contexte qu'en 1999, la communauté universitaire a frémi lors de l'assassinat de trois professeurs universitaires, tous impliqués dans la recherche sur le campus des sciences sociales et, plus particulièrement, sur les thèmes du conflit armé et social en Colombie. Il s'agit de l'anthropologue Hernán Henao, professeur-chercheur à l'université d'Antioquia (Medellín), de Jesús Antonio Bejarano, professeur à l'Université nationale, et de Darío Betancourt, professeur à l'Université pédagogique nationale [3].
Hernán Henao, professeur à l'université d'Antioquia, et qui occupait les fonctions de directeur du Département d'anthropologie et de doyen de la Faculté des sciences sociales de cette même université, fut assassiné le 4 mai 1999, sur le campus universitaire. A l'époque, le professeur Henao était directeur de l' Instituto de Estudios Regionales(INER), qu’il avait co-fondé. Anthropologue de formation et titulaire d’une spécialisation obtenue à l'Université de Californie, Hernán Henao avait effectué d'importantes recherches sur le projet d'organisation territoriale d'Urabá, et avait également coordonné le projet relatif à l'impact environnemental de la ligne électrique Sabanalarga-Fundación.
Dans l'une de ses dernières publications dans le cadre du travail collectif qu'il menait avec le groupe de travail sur le déplacement forcé de l'INER,il décrivait la situation de déplacement interne dans le pays de la façon suivante:« [...] Les personnes déplacées peuvent considérer cette situation comme un déracinement physique et mental. Elles ne disposent d'aucune chaise sur laquelle s'asseoir pour retrouver leur vie, tandis que la société colombienne qui les a expulsées de leur nid ne détient plus la machine de guerre qu'elle a huilée il y a 180 ans et qui, depuis lors, n'a cessé de bouter le feu pour nier le droit des hommes à se disputer, à dialogue et à grandir. » [4]
A l'époque, les autodéfenses armées avaient nié leur implication dans l'assassinat du professeur. Cependant, quelques années plus tard, dans son livre Mi confesión(Ma confession), le chef paramilitaire Carlos Castaño avait déclaré avoir ordonné l'élimination du professeur Henao car, selon lui, ce dernier entretenait des liens avec la guérilla et avait écrit un livre sur les autodéfenses, largement diffusé en Europe.
Jesús Antonio Bejarano Ávila, professeur et ancien doyen de la Faculté des sciences économiques de l'Université nationale de Colombie avait, quant à lui, été assassiné à Bogotá, le 16 septembre 1999. Spécialiste de la résolution des conflits, le professeur Bejarano Ávila avait exercé la fonction de Conseiller présidentiel à la réconciliation, la normalisation et la réhabilitation, sous le Gouvernement du Président Virgilio Barco (1986-1990), puis celle de conseiller à la Paix sous la présidence de César Gaviria (1990-1994). De par cette fonction, il avait participé à la signature de l'accord de paix entre l'Etat colombien et le parti révolutionnaire des travailleurs (PRT), une branche de l' Ejército Popular de Liberación(EPL) et le mouvement armé « Quintín Lame ». Lorsqu’il a été éliminé, il occupait le poste de Président de la Société des agriculteurs de Colombie.
Le Professeur Bejarano fut l'auteur de nombreux essais et articles sur les thèmes de la théorie économique, de l'histoire, ainsi que de la question agricole, dont il était un spécialiste reconnu [5]. Pour son assassinat (survenu sur le campus, alors qu'il s'apprêtait à sortir des cours qu'il dispensait dans le troisième cycle d'économie), la Nación a été condamnée à indemniser sa famille. Au départ, le commandement militaire avait attribué sa mort à des membres des FARC, cette organisation insurgée avec laquelle le Professeur Bejarano avait entamé des dialogues de paix en 1992, pour le compte du gouvernement. Cependant, ce fait fut démenti par la guérilla en question et, à l'heure actuelle, il n'existe plus aucune personne liée à ce crime [6].
Le 30 avril de la même année, l'historien Darío Betancourt Echeverry fut porté disparu. Quelques mois plus tard, son corps fut retrouvé dans un endroit éloigné de la capitale. Le Professeur Darío Betancourt Echeverry avait effectué d'importants travaux sur le trafic de stupéfiants, en apportant de nouvelles perspectives à la compréhension de ce phénomène [7]. Ses études, réalisées à partir d'une analyse laborieuse de documents écrits et oraux, dans différentes régions du pays, ont permis de mettre en lumière les liens étroits entretenus entre la mafia, le crime organisé et différents secteurs de la société colombienne.
Les enquêtes sur ces aspects du conflit l'ont entraîné à étudier la conformation mafieuse du Norte del Valle et à faire la lumière sur les éventuels responsables du « massacre de Trujillo », lors duquel des centaines de paysans ont été victimes d'assassinats sélectifs, ainsi que d'actes de torture et de terreur perpétrés par des trafiquants et des membres des forces de l'ordre, sous prétexte d'éliminer les soi-disant « bases de la guérilla » en vue de s'approprier illégalement leurs terres.
[1] Jaime Rafael Nieto. “Narcopolítica en la actual coyuntura política colombiana”. Dans : Estudios Políticos. N° 7 et 8. UdeA. Décembre 1995 – janvier 1996. p. 109. Voir également : Alonso Salazar. La cola del lagarto. Drogas y narcotráfico en la sociedad colombiana. Medellín: Corporación región-Proyecto ENLACE, 1998.
[2] Sur les actions de la guérilla vers le milieu des années nonante, cfr: Camilo Echandía. “El conflicto armado colombiano en los noventa: cambios en las estrategias y efectos económicos”. Dans : Colombia Internacional. N° 49-50. Universidad de los Andes. Février 2001. pp. 117-134. Jaime Nieto et Luis Javier Robledo. Guerra y paz en Colombia 1998-2001. Medellín: Universidad Autónoma Latinoamericana, 2002.p. 120.
[3] L'assassinat de ces trois professeurs est venu s'ajouter à l'élimination d'autres chercheurs/euses reconnus dans le domaine des sciences sociales et défenseurs/euses des droits humains, survenus quelques mois auparavant. Il convient de reconnaître ici les assassinats d'Elsa Alvarado, de Mario Calderón, d'Eduardo Umaña Mendoza et de Jesús María Ovalle
[4] Hernán Henao. “Los desplazados: Nuevos Nómadas” dans Revista Nómadas No. 10. Bogotá: Universidad Central, avril 1999.
[5] Les premières études du Professeur Bejarano portaient sur: « El capital monopolista y la inversión extranjera en Colombia»(Le capital monopolistique et l'investissement étranger en Colombie) (Bogotá: Círculo Rojo, 1972); « El fin de la Economía Exportadora y los orígenes del problema Agrario» (La fin de l'économie exportatrice et les origines du problème agraire) (Publié en trois parties dans la revue Cuadernos Colombianos, 6, 7, 8, Bogotá: 1975). Plus tard, le professeur s'est penché sur les thèmes de l'historiographie : Cfr. Historia Económica y Desarrollo. La Historiografía Económica sobre los siglos XIX y XX en Colombia. Bogotá : CEREC, 1994, puis sur l'analyse, la théorie et la pratique des processus de dialogue et de négociation : Cfr. Una agenda para la paz. Aproximaciones desde la Teoría de Resolución de Conflictos. Bogotá : Tercer Mundo, 1995.
[6] El Tiempo, Bogotá, 27 septembre 1999.
[7] Parmi ses publications, on recense notamment: Matones y cuadrilleros, Bogotá, Tercer Mundo Editores-Universidad Nacional, 1990. En collaboration avec Martha García: Contrabandistas, marimberos y mafiosos. Historia social de la mafia colombiana, 1965-1992. Bogotá: Tercer .Mundo; Mediadores, rebuscadores, traquetos y narcos( Las organizaciones mafiosas del Valle del Cauca entre la historia, la memoria y el relato, 1890-1997), Bogotá: Anthropos, 1998.
La solidarité internationale: « Le silence n'est pas une alternative »
La mise en place de la campagne « Le silence n'est pas une alternative » ( El silencio No es la Alternativa), élaborée par l' Asociación Sindical de Profesores(ASPU), en étroite collaboration avec l' Asociación de Profesores de la Universidad de Antioquia(ASOPRUDEA), et qui, depuis ses prémices, est parvenue à rassembler et à mobiliser, autour de ma liberté, différents secteurs académiques, organisations sociales et ONG en faveur des prisonniers/ères politiques et des droits humains, offrant ainsi un véritable soutien moral et matériel et compensant l'avalanche de désinformation des réseaux de communication officiels, permet de tirer d'importantes leçons quant à l'importance de la solidarité nationale et internationale, en tant que mécanisme de soutien pour garantir la liberté académique dans notre pays.
Les entraves à la liberté d'expression en Colombie, les risques liés à toute enquête sur les thèmes du conflit armé et social colombien d'une perspective critique, et les actions de poursuite avancées par les organismes de l'Etat tels que la Procuraduría General de la Nación, entre les mains du procureur douteux, Alejandro Ordoñez, qui a fait de sa fonction un outil d'inquisition pour réprimer les expressions de l'opposition et la liberté de pensée, nécessitent le soutien de la communauté internationale, qui doit se porter garante des droits humains et de la liberté d'expression en Colombie.
L'accord conclu, dans mon cas, par des organisations syndicales telles que le University and College Union(UCU), la Federación Nacional de Docentes, CONADU (Argentine) et d'autres affiliés de l'Internationale de l'éducation, ainsi que par des organisations non gouvernementales à l’instar de Justice for Colombia, d’Avocats sans frontières ou encore des avocats du travail Thompson, a constitué un facteur fondamental pour que justice soit faite, et ont permis de plaider en faveur de conditions me permettant de poursuivre mon travail d'enquête, à la suite du harcèlement dont j'ai fait l'objet après avoir retrouvé la liberté [1].
Malheureusement, en Colombie, plus de 9.500 prisonniers/ères politiques demeurent toujours derrière les barreaux. Parmi eux, on recense plusieurs professeur(e)s et étudiant(e)s qui réclament la garantie de leur intégrité physique et psychologique, et exigent qu'on leur offre toutes les conditions d'un procès en bonne et due forme, afin qu'ils puissent enfin retrouver la liberté. Une réaction commune face aux cas de professeur(e)s courant des risques; la dénonciation et la pression sur les gouvernements s'opposant à la liberté académique et à la liberté de pensée; ou encore la mise en place d’un réseau de soutien académique et économique permettant la réalisation d'échanges de professeur(e)s et de chercheurs/euses en situation de vulnérabilité, constituent autant de mécanismes pouvant contribuer à développer cette solidarité internationale.
L'ouverture de négociations par le Président Juan Manuel Santos avec la guérilla des FARC-EP a fait naître une lueur d'espoir pour les millions de Colombiennes et de Colombiens aspirant à une sortie politique de ce conflit armé et social que connaît la Colombie. L'arrêt bilatéral des hostilités constituerait un pas important dans cette direction. Dans ce sens, les discours et les actions de la communauté internationale peuvent contribuer à ce que la Colombie avance, sur un chemin pacifique, vers la justice sociale.
[1] S'il s'avère impossible de faire référence ici à l'incroyable chaîne de solidarité nationale et internationale dont j'ai fait l'objet, je souhaiterais néanmoins faire part de toute ma gratitude à toutes les personnes qui, de près ou de loin, y ont pris part.