« À l'approche du centenaire de Paulo Freire dont les enseignements continuent d'imprégner nos actions, le Mouvement pédagogique latino-américain, l'IEAL et les organisations nationales qui la composent, sommes l'expression de la volonté collective de défendre l'éducation comme un droit social et un instrument gravitationnel nécessaire à l'émancipation de nos peuples. » (Extrait de la Déclaration de la XII Conférence régionale de l'Internationale de l'Éducation Amérique latine, avril 2019).
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Au début de ce siècle, la classe ouvrière du monde entier se tournait vers l'Amérique latine pour observer ses peuples qui hissaient au pouvoir des gouvernements d'inspiration démocratique et populaire. Ces gouvernements ont renforcé les politiques publiques, les industries nationales et l'intégration régionale, tout en cherchant à construire des projets politiques différents du consensus de Washington qui avait généré dans la région des contextes d'inégalité et d'exclusion déchirantes.
Cette période démocratique a permis de grands progrès dans les domaines des droits humains, de la création d'emplois, de l'amélioration de la couverture éducative et de l'éradication de la pauvreté, mais elle n'a pas été exempte de tensions et de contradictions au sein du mouvement social et syndical, et ne s'est pas débarrassée de la gestion constante des groupes de droite, propriétaires de la presse conservatrice, qui cherchaient à revenir au pouvoir et à reprendre leurs projets politiques hégémoniques.
Après plus d'une décennie de démocraties populaires, les gouvernements néo-libéraux et néo-conservateurs ont repris le pouvoir en Amérique latine. Tout comme en Europe, aux États-Unis et dans certains pays asiatiques, certains gouvernements nationaux, dont ceux du Honduras, du Brésil et de l'Argentine, se nourrissent de discours de haine et mènent un programme de régressions profondes en termes de droits, recul qui touche principalement la classe ouvrière.
Ce n'est pas par hasard que ce Congrès mondial de l'IE attire l'attention de 32 millions d'enseignant·e·s sur les menaces à la démocratie et aux droits syndicaux et sur la privatisation de l'éducation. En Amérique latine, ces menaces sont dirigées par des gouvernements néolibéraux, qui brandissent des discours de « transparence » et de « gestion de la qualité » et qui veulent faire passer le démantèlement de l'État et l'attaque contre les politiques publiques comme de simples solutions « techniques » et même « apolitiques », alors qu'en réalité ils sont en train d'imposer des projets empreints de néolibéralisme et d'une idéologie allant clairement à l'encontre des droits. Tout comme ce fut le cas dans les années 80 et 90, les secteurs conservateurs voient dans l'État et dans l'accès universel aux services publics et gratuits un obstacle aux profits. Depuis déjà quelque temps, les néolibéraux ont acquis de nouvelles compétences et à présent, au lieu d'essayer d'anéantir complètement l'État, ils cherchent à le réduire au « strict minimum » afin de pouvoir gouverner sous forme de partenariats public-privé (PPP) et d'augmenter le profit privé par le biais des fonds publics.
Dans la quasi-totalité de la région, les ministères de l'éducation ont naturalisé ces alliances public-privé et les présentent comme le moyen d'atteindre les soi-disant qualité et couverture éducatives et d'apporter une « innovation » présumée dans les salles de classe. En République dominicaine, au Costa Rica, en Colombie, au Pérou et en Uruguay, l'APP est une forme juridique sous laquelle les entreprises privées et les ONG s'enrichissent grâce aux fonds publics en vendant des programmes d'études, de formations professionnelles et d'évaluation des enseignant·e·s, en concevant des matériels éducatifs et des plates-formes numériques, etc.
Ces partenariats public-privé permettant la maximisation des profits et la commercialisation des droits sont soutenus, et même souvent conçus, par des acteurs mondiaux tels que l'Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) et les institutions de Breton Woods (Fonds monétaire international et la Banque mondiale) qui continuent à conditionner l'octroi de fonds à la mise en place de réformes de l'État régressives et à la limitation de l'investissement public.
Il suffit d'analyser les programmes que l'OCDE, la Banque mondiale et la Banque interaméricaine de développement (BID) prévoient pour l'éducation, pour constater que ces réformes reproduisent les recettes ratées des années 90, favorisant une fois de plus, des politiques basées sur la réduction budgétaire et la déréglementation. Les organisations syndicales sont également confrontées à une tendance croissante au sein des gouvernements, à savoir la présence permanente du secteur privé et des organisations non gouvernementales (ONG) aux forums où se définissent les politiques éducatives. Cette tendance est légitimée par le système des Nations Unies et les bureaucraties de la coopération internationale, qui d'ailleurs promeuvent souvent ces secteurs comme substituts aux organisations syndicales. À cette fin, ils demandent une nouvelle définition de la « société civile » qui laisse de côté les représentations des éducateur·rice·s et accorde une importance exclusive aux entrepreneur·euse·s et aux organismes financés par des entreprises.
Les institutions financières internationales, la coopération au développement (promue par diverses organisations qui se disent philanthropiques) et les grands groupes commerciaux, avec l'assentiment des autorités éducatives, veulent transformer les systèmes éducatifs du Mexique jusqu'à la Terre de Feu en une sorte de laboratoire où ils puissent expérimenter des politiques et des programmes qui transforment l'école publique et le processus éducatif en espaces de commerce, de contrôle de la pensée, d'exclusion et de discipline des travailleur·euse·s et des étudiant·e·s. Les gouvernements néolibéraux approfondissent l'endettement de nos pays et prennent de nouveaux engagements envers la BID et la Banque mondiale pour mettre en œuvre des politiques éducatives qui démantèlent le système d'enseignement public, détruisent le travail dans le secteur de l'éducation et soutiennent le profit privé avec des fonds publics.
C'est pourquoi nos écoles et nos collèges reçoivent constamment des initiatives visant l'élimination de contenus éducatifs, qui limitent le programme d'études à l'apprentissage de la langue, des mathématiques et de certaines compétences pour l'emploi. Ces initiatives conditionnent le financement de l'éducation aux performances et encouragent la concurrence entre les écoles et entre les enseignant·e·s pour bénéficier des fonds. Elles ignorent la valeur du travail des enseignant·e·s et imposent des relations de travail déréglementées et précaires, et remplacent les cours en classe par des cours à distance ou au travers de plateformes numériques, faisant ainsi fi de l'importance des contacts interpersonnels dans les espaces éducatifs. Dans des pays comme le Mexique et le Brésil, les institutions financières internationales ont appuyé des réformes éliminant plus de 60 % du contenu des programmes d'études secondaires et, dans le même ordre d'idées, l'OCDE a recommandé à l'Uruguay, au Costa Rica et à la Colombie d'axer leur processus d'éducation sur les compétences pour l'emploi. Par ailleurs, l'on insiste pour que nos systèmes éducatifs soient soumis à des processus d'évaluation standardisés et les médias conservateurs livrent une bataille continue contre l'éducation publique et les travailleur·euse·s du secteur de l'éducation.
En ces temps de démocratie et d'élections libres, ces gouvernements veulent imposer une éducation disciplinaire, colonialiste et aliénée, si utile aux dictatures et aux gouvernements totalitaires. Face à ce genre d'initiatives commerciales et ant-pédagogiques, nous, les travailleur∙euse∙s de l'éducation, voyons chaque jour notre liberté de pensée et de créativité pédagogique se réduire afin de nous faire entrer dans le « moule » de l'enseignant∙e qui se limite à exécuter des programmes restreints et à « mesurer » les deux évaluations.
Face à ces expériences, nous, enseignant·e·s, avons répondu en renforçant notre travail en classe afin d'accompagner nos étudiant∙e∙s dans la construction d'une pensée critique propre, qui les oriente toujours vers la recherche permanente de la liberté et des droits.
Aujourd'hui plus que jamais, nous devons suivre le mandat du Mouvement pédagogique latino-américain, afin d'arrêter le commerce et la privatisation de l'enseignement public, de construire une pensée critique avec les communautés éducatives et surtout d'exprimer cette pensée dans le processus de construction du modèle pédagogique et des politiques éducatives de nos pays.
Dans quatre ans, notre Congrès mondial de l'internationale de l'Éducation aura lieu en Amérique latine. Dès maintenant, nous souhaitons la bienvenue aux travailleur∙euse∙s de l'éducation du monde entier, afin de renforcer notre engagement internationaliste et de formuler des propositions pour organiser, représenter et mobiliser tous les travailleur∙euse∙s et construire, une fois de plus, des démocraties qui offrent un sol fertile pour la liberté, la souveraineté, les droits et les utopies.
Le contenu et les avis exprimés dans ce blog sont ceux de son auteur et ne reflètent pas nécessairement la position officielle de l’Internationale de l’Education.