Si, dans nos régions, le phénomène ne gagne que peu à peu du terrain, la commercialisation de l’éducation est depuis longtemps une réalité en Amérique latine. Afin d’inciter les parents à envoyer leurs enfants dans des écoles privées payantes et les étudiant(e)s à s’inscrire dans des universités privées onéreuses, la stratégie des acteurs privés consiste à mener des campagnes de dépréciation des systèmes d’enseignement publics.
A partir du moment où les établissements scolaires privés semblent offrir de meilleures perspectives professionnelles et personnelles, la population est prête à mettre la main au portefeuille, en tous cas ceux/celles qui en ont les moyens. En Amérique latine, l’enseignement public a été à ce point affaibli durant les années 1980-1990 en raison des restrictions budgétaires, que seul(e)s les étudiant(e)s n’ayant pas les moyens de se payer une école privée fréquentaient encore les établissements publics.
Au cours de ces dernières années, les gouvernements de centre gauche ont recommencé à investir davantage dans l’éducation. Si ces mesures n’ont certes pas supprimé les clivages entre un secteur privé disposant de nombreuses ressources et un secteur public sous-financé, elles ont en tous cas permis de les atténuer. L’arrivée au pouvoir des gouvernements de droite a fait peser de nouvelles menaces sur l’enseignement public et les enseignant(e)s.
Un peu partout, nos collègues sont nombreux/euses à protester en organisant grèves et manifestations. Dans l’article qui suit, nous, depuis le Bureau régional pour l’Amérique latine de l’Internationale de l’Education, fédération syndicale mondiale regroupant les syndicats d’enseignants de 173 pays, donnons un aperçu de la situation actuelle dans le sous-continent.
Après avoir connu des gouvernements progressistes durant une décennie, l’Amérique latine voit aujourd’hui déferler une vague de gouvernements de droite. Ces derniers insufflent une dynamique permettant au marché de renforcer sa présence au sein de l’éducation, en vue de la privatiser et d’en tirer profit. Cette tendance n’est pas nouvelle et existe dans la région depuis déjà plusieurs décennies, mais elle n’a cependant jamais été encouragée par les gouvernements de centre gauche de ces 15 dernières années. Ce sont en effet les institutions financières internationales telles que la Banque mondiale, le Fonds monétaire international (FMI) et l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) qui sont à l’origine de cette dynamique de commercialisation et de privatisation de l’éducation. Dans les années 1980, ces dernières ont recommandé aux gouvernements d’Amérique latine d’adopter des mesures technocratiques, directives éducatives et réductions budgétaires dans le domaine de l’éducation publique et d’autres secteurs essentiels, ou les ont imposées comme conditions à l’octroi de prêts.
La reprise de ce processus par les gouvernements conservateurs constitue une atteinte aux acquis démocratiques du secteur de l’éducation et de ses enseignant(e)s. Voyant dans l’éducation une source de profit, les responsables politiques s’emploient par conséquent à mettre en place de nouvelles stratégies qui, toutes, se traduisent par une « cure d’amaigrissement » de l’Etat, favorisant les processus de privatisation de l’éducation et affaiblissant le dialogue social, l’inclusion au travers de l’éducation et le discours défendant l’éducation en tant que droit fondamental.
Encouragées par les entreprises et les médias, les politiques antisyndicales ne cessent de gagner du terrain, faisant la part belle aux mesures favorables au marché, imposées par les institutions internationales.
Les syndicats de l’éducation se sont toujours opposés, et s’opposent aujourd’hui encore, à ce que l’éducation fasse le jeu des intérêts commerciaux. Tout ceci explique les campagnes de dénigrement du travail des enseignant(e)s, des systèmes d’éducation publics, ainsi que le discrédit des négociations collectives entourant les salaires, la poursuite des responsables syndicaux/ales, ou encore la répression et la criminalisation des mouvements sociaux.
Dans le cadre de leurs réformes néolibérales de l’éducation, les gouvernements introduisent dans de nombreux pays latino-américains des mesures de contrôle, des processus d’évaluation normalisés, accompagnés de nouveaux examens et de nouvelles menaces de sanction contre les enseignant(e)s et les étudiant(e)s. L’objectif consiste souvent à discréditer l’enseignement public et à faire croire aux familles que les écoles privées constituent un meilleur choix, celles-ci souhaitant que leurs fils et leurs filles deviennent des employé(e)s qualifié(e)s capables de survivre dans un monde exigeant n’offrant malheureusement aucune perspective sur le marché du travail.
Les syndicats de l’éducation, composés en majorité de femmes, jouent un rôle décisif dans les discussions sur les réformes de l’éducation.
Dans tous les pays, les processus de réforme sont le fruit de la résistance et des efforts déployés pour former des enseignant(e)s qualifié(e)s, exerçant leur profession dans des conditions dignes et appropriées. Cette lutte porte autant sur les conditions de travail des enseignant(e)s que sur le droit des enfants et des adolescent(e)s d’accéder à une éducation de qualité.
Raison pour laquelle, les professionnel(le)s de l’éducation rejettent les réformes qui détériorent la situation sociale des enseignant(e)s et dégradent la qualité de l’enseignement public. Face à une telle situation, la légitimité de leurs appels à protester se veut encore plus forte. Les syndicats affiliés à l’Internationale de l’Education Amérique latine (IEAL) ont créé des espaces de réflexion et de discussion, offrant des opportunités spécifiques de formation, de travail en réseau et d’autonomisation des professionnel(le)s de l’éducation. On y aborde les projets pédagogiques porteurs d’un système et d’une politique de l’éducation axée sur l’égalité des droits, la collaboration et non la concurrence, la visibilité de la diversité, la participation active, le dialogue et le respect des savoirs traditionnels.
Dans la situation politique et sociale actuelle de la région, où le modèle capitaliste, conservateur, patriarcal et colonialiste renforce la politique néolibérale et, par conséquent, les inégalités et l’exclusion, le mouvement syndical du secteur de l’éducation mise sur sa force de mobilisation pour s’opposer aux attaques systématiques des gouvernements souhaitant imposer une politique rétrograde en matière de droits humains, d’éducation et de santé. Ce mouvement revendique également une politique éducative gouvernementale qui défende la profession enseignante, un système éducatif public ambitieux, ainsi que des programmes pédagogiques complets qui contribuent à améliorer les processus éducatifs.
L’Internationale de l’Education est une fédération mondiale regroupant les syndicats d’enseignants de 173 pays. Elle compte plus de 32 millions de membres. Les membres du Bureau latino-américain IEAL sont présent(e)s dans 18 pays du continent américain. Celui-ci est principalement constitué des syndicats regroupés au sein du Movimiento Pedagógico Latinoamericano(MPL). En tant que professionnel(le)s de l’éducation, ils/elles ont pour objectif commun de construire une alternative pour l’enseignement public, en collaboration avec les parents, les élèves, les étudiant(e)s et la société.
Cette alternative consiste à consolider et développer le droit à l’éducation et à remédier aux lacunes.
Le Mouvement pédagogique aspire à un système d’enseignement public émancipateur, libérateur, critique et laïc, à une scolarité gratuite garantie par l’Etat: en d’autres termes, à un enseignement public ambitieux en tant que droit social.
Dans ce contexte, l’Internationale de l’Education a lancé une campagne de lutte contre la privatisation et la commercialisation de l’éducation qui a considérablement fait avancer les choses grâce aux enquêtes, aux consultations publiques et aux interventions politiques auprès des multinationales faisant pression sur les Etats pour commercialiser l’éducation. Au Brésil, en Argentine et en Uruguay, de vastes études ont été commanditées en vue de jeter un éclairage pertinent sur la privatisation, le droit à l’éducation et la qualité des écoles, permettant ainsi aux syndicats et aux mouvements sociaux d’adapter leurs stratégies. Par ailleurs, une campagne de sensibilisation à l’importance du travail des enseignant(e)s et au droit à un enseignement public de qualité se donne pour mission de lutter contre les diffamations propagées par les principaux médias.
Même si la défense de l’enseignement public de qualité et des intérêts sociaux et économiques des enseignant(e)s est actuellement au cœur des combats menés par les syndicats et l’Internationale de l’Education en raison des attaques des gouvernements de droite, nous espérons néanmoins lancer le débat à propos d’autres questions que les syndicats n’ont, jusqu’à aujourd’hui, jamais suffisamment prises en compte. En 2011, le 6e congrès de l’Internationale de l’Education a adopté une résolution portant sur l’égalité des genres, accompagnée de recommandations pour l’élaboration d’un plan d’action. Il existe aujourd’hui en Amérique latine, ainsi que dans d’autres régions, des réseaux de femmes ayant pour objectif de renforcer leur participation au sein des syndicats et du mouvement international. La 3e Conférence mondiale des femmes de l’Internationale de l’Education, réunie à Marrakech en février 2018, est arrivée à la conclusion que les progrès réalisés dans l’éducation contribuaient à autonomiser les femmes et les filles, à consolider leurs droits et à renforcer, par conséquent, l’égalité sociale. Aujourd’hui, plus personne ne doute que l’éducation permet aux femmes de devenir plus fortes et à leurs familles d’être en meilleure santé, de s’impliquer économiquement et politiquement dans leurs communautés et de jouer un rôle de premier plan à différents niveaux.
Pourtant, les préjugés vis-à-vis des femmes occupant des postes à responsabilités demeurent toujours profondément ancrés dans les cultures et doivent sans cesse être combattus à la fois par elles-mêmes et par les hommes, au sein des syndicats et de l’éducation.
En tant que syndicats, nous ne nous contentons plus de préparer de simples déclarations de solidarité, nous participons activement aux grandes manifestations pour lutter contre la violence envers les femmes et promouvoir l’égalité des genres.
Les enseignant(e)s de différents pays ont réussi à inscrire la situation des femmes syndicalistes à l’ordre du jour des syndicats de l’éducation. Au sein de l’IEAL, le réseau RED, regroupant les travailleuses de l’éducation, est à l’origine d’importants progrès dans les structures syndicales, notamment la création de secrétariats en charge de la question du genre ou de secrétariats composés de femmes. En plus de dix ans de travail, le réseau RED a fait progresser la politique en matière de genre au niveau interne, tandis que certaines organisations sont parvenues à orienter les politiques gouvernementales dans ce domaine. Au sein de nos sociétés patriarcales, ces conquêtes demeurent difficiles.
En Amérique latine, les femmes occupent aujourd’hui davantage de postes à responsabilités et décisionnels, que ce soit dans les syndicats ou dans les organismes publics, mais ceux-ci restent en majorité aux mains des hommes, même dans les syndicats de l’éducation, dont les membres sont principalement des femmes. Pour atteindre une véritable égalité, il importe de démocratiser le pouvoir et de montrer la réalité de toutes les femmes, ainsi que leurs conditions de vie. Il est donc indispensable d’élaborer et mettre en œuvre une politique pour l’égalité au sein des syndicats.
Les droits sociaux, acquis sous les gouvernements progressistes dans différents pays, sont aujourd’hui remis en question par des gouvernements néolibéraux controversés. C’est notamment le cas au Brésil, où Dilma Rousseff, première présidente élue, a été destituée après un coup d’Etat parlementaire et remplacée par l’ancien vice-président Michel Temer. Celui-ci dirige aujourd’hui un gouvernement illégitime, enfreignant le programme de l’Etat, et démantèle la politique sociale dans les secteurs de l’éducation, de la santé et du travail, autrefois profitable aux Brésilien(ne)s les plus socialement défavorisé(e)s.
En Argentine, le mouvement syndical des enseignant(e)s est entré en résistance en 2015, au lendemain de l’élection de Mauricio Macri . On y observe aujourd’hui une érosion des droits et des programmes pour la création d’emploi et l’accès aux soins, à la santé sexuelle et à la justice des populations pauvres, mis en place sous les gouvernements de Nestor (2003-2007) et Cristina Kirchner (2007-2015). Les négociations collectives entourant les salaires sont menacées par un gouvernement néolibéral s’attaquant aux syndicats et aux mouvements sociaux avec une violence sans bornes, comme en témoignent la disparition et le meurtre de Santiago Maldonado et de dirigeant(e)s autochtones.
Le Honduras offre un autre exemple de répression croissante dont sont victimes les syndicats et les mouvements sociaux.
La population défile dans les rues pour revendiquer davantage de transparence et de démocratie, mais les poursuites engagées contre les syndicalistes et les étudiant(e)s, ainsi que les assassinats d’activistes et de leaders sociaux et autochtones, comme Berta Cáceres ou des activistes LGBTI, ne semblent pas près de s’arrêter.
L’Amérique latine reste une région où les militant(e)s écologistes et les syndicalistes sont poursuivi(e)s, menacé(e)s, assassiné(e)s ou jeté(e)s en prison.
Aujourd’hui, les mouvements sociaux mobilisent la résistance et se battent pour des espaces de décision politique. L’élaboration commune de connaissances et de propositions politiques offre un moyen de lutte qui nous renforce et nous permet d’avoir une influence sur notre situation. L’intégration des idées concernant l’égalité des genres et les points de vue des autochtones ont permis aux syndicats de l’éducation de grandir. Nous nous sommes donné pour mission d’élargir cette vision et de protéger l’Etat de droit et la démocratie et de défendre l’égalité entre femmes et hommes, les droits humains, l’égalité sociale et la paix.
Note: Ce blog a été originellement oublié en allemand ("Das Recht auf Bildung verteidigen!") dans la revue ILA, numéro 415.
Le contenu et les avis exprimés dans ce blog sont ceux de son auteur et ne reflètent pas nécessairement la position officielle de l’Internationale de l’Education.