Durant près de douze heures, le financement de l'éducation a constitué un objectif de ce qui allait devenir l’Agenda 2030. Proposé à l'occasion du tout dernier cycle de négociations du Groupe de travail ouvert sur les Objectifs de développement durable (ODD), ce financement a rapidement été balayé d'un revers de main, les Etats membres ayant indiqué qu'il serait irréaliste de fixer un taux de dépenses publiques pour les différents objectifs qui seraient alors mis en concurrence les uns avec les autres. Dans les négociations qui ont suivi sur le financement du développement, les Etats membres ont rejeté la proposition d'engagement visant à « définir des objectifs appropriés à l'échelle nationale en matière de dépenses consacrées aux services essentiels, y compris l'éducation... », provoquant alors la consternation du co-animateur norvégien qui pensait que le financement de l'éducation ne prêtait pas à controverse.
A première vue, l'éducation représente une priorité incontestable en matière de développement, ainsi qu'un poste de dépenses évident de tout budget public. Pourtant, au terme de l'ère des Objectifs du Millénaire pour le développement (OMD), il est apparu clairement que le manque de financement était l'une des principales raisons aux retards enregistrés dans la réalisation de progrès. Depuis plusieurs années, l'aide à l'éducation n'a cessé d'être réduite, atteignant 6,9 pour cent en 2015, et seuls 2,7 pour cent de l'aide humanitaire sont consacrés à l'éducation [1].
Et cela en dépit de l'engagement pris en l'an 2000 qu'aucun pays doté d'un programme d'éducation nationale crédible ne serait empêché d'agir en raison d'un manque de financement, un engagement sur lequel repose aujourd'hui le Partenariat mondial pour l'éducation ( Global Partnership for Education, GPE). Lors de la reconstitution des ressources du GPE en février 2018, l'objectif fixé d'un budget de 3,1 milliards de dollars américains pour les années à venir n'a pas été atteint. Et ceci, malgré les appels lancés tant par Rihanna qu'Emmanuel Macron...
Au cours des deux dernières années, deux initiatives d'envergure étaient censées résoudre ce casse-tête du financement: la fameuse Commission internationale pour le financement des opportunités éducatives dans le monde et le Rapport 2018 sur le développement dans le monde de la Banque mondiale. Curieusement, ces deux initiatives évoquaient davantage les raisons de financer l'éducation que la manière de le faire.
La situation ne prête guère à l'optimisme. Elle place les défenseurs/euses de l'éducation face à un choix frustrant entre, d'un côté, le fait de continuer à diffuser en vain les mêmes messages de sensibilisation qu'il y a 25 ans, tout en faisant état de données statistiques et de tendances toujours plus préoccupantes et, de l'autre (cette option étant peut-être encore plus inquiétante) le fait de se laisser séduire par les divers efforts déployés pour se voiler la face.
Beaucoup d'acteurs/trices de la société civile ont adopté l'idée que le défi actuel du financement est trop important pour être pris en charge par les Etats quels qu'ils soient, et trop important pour être relevé par le secteur public seul, renforçant de facto le sentiment que la participation du secteur privé est nécessaire. A tel point que les discussions ne portent désormais plus sur le fait de savoir si le secteur privé doit contribuer à l'éducation, mais plutôt sur l'optimisation de sa participation et l'identification des bonnes pratiques en la matière.
Les concepts radicaux d'une réévaluation des recettes de l'Etat, des dépenses publiques et de la redistribution ont fait place à un laïus pragmatique sur la mobilisation accrue des ressources intérieures, un discours qui contribue à accentuer le virage vers une nouvelle attribution des responsabilités créant un contexte où les pays (pauvres) sont désormais responsables de leurs propres progrès. Par ailleurs, s'il semble évident que les biens publics doivent être financés par des ressources intérieures, ce discours fait commodément abstraction de l'aspect systémique du sujet qui rend pourtant cette solution impossible pour de nombreux pays. Par exemple, l'efficacité de la politique fiscale dépend en partie de la mesure dans laquelle un Etat contrôle les flux de capitaux.
Bien que le déficit de financement persiste, la situation a considérablement évolué ces dernières années: pour dire les choses simplement, le capital est le nouvel Etat, et les données sont le nouveau capital. Bien avant que l'ODD 4 fasse son apparition sur la scène mondiale, les données ont commencé à être présentées comme l'outil permettant de déterminer la manière d'affecter les fonds, les postes où réaliser des économies et les mesures conduisant aux meilleurs résultats. La structure de l'ODD 4 repose sur ce discours et, surtout, sur les postulats implicites suivants: l'inefficacité actuelle de l'éducation et la possibilité pour tous les processus d'enseignement et d'apprentissage d'être uniformisés, évalués et transformés en données, des données qui, à leur tour, permettent d'évaluer les efforts déployés par les étudiant(e)s, les enseignant(e)s et les systèmes dans leur ensemble.
Deux problèmes se posent alors: en premier lieu, les coûts liés aux données nécessaires pour assurer le suivi de la mise en œuvre de l'ODD 4 sont estimés à 1,4 million de dollars américains par pays et par an, soit une enveloppe globale de 280 millions de dollars américains par an [2]. Concrètement, cela signifie qu'il existe un arbitrage entre la mise en œuvre du programme et la collecte des données. Deuxièmement, le financement a jusqu'à présent été alloué de façon disproportionnelle à une partie spécifique du programme, à savoir l'évaluation des résultats d'apprentissage et l'élaboration d'indicateurs internationaux de mesure de l’apprentissage.
Encore une fois, ce n'est pas un hasard: nous observons dans le monde entier une augmentation des évaluations normalisées de grande envergure, comme le Programme international pour le suivi des acquis des élèves (PISA) de l'OCDE. De tels « systèmes de responsabilité basée sur des tests », comme certains les qualifient, entraînent des coûts de participation très élevés, mais produisent des tableaux de classement opportuns. Il n'existe toutefois aucune preuve irréfutable qu'un recours à de telles évaluations améliore les politiques ou renforce les systèmes éducatifs.
Cela signifie qu'il ne reste aucun fonds pour les indicateurs dotés d'un réel potentiel transformateur, tels que l'indicateur thématique sur les dépenses des ménages consacrées à l'éducation, un domaine pour lequel les données font défaut. Tout indique que les dépenses des ménages sont souvent la principale source de financement de l'éducation dans les pays les plus pauvres, dans lesquels les frais de scolarité, les livres, les uniformes, entre autres choses, sont pris en charge par les familles. Les dépenses des ménages pourraient même représenter près de la moitié des dépenses publiques au titre de l'éducation [3]. Les coûts directs et indirects de l'éducation étant la principale raison qui explique que des groupes de la population soient exclus de l'éducation, les données sur les dépenses des ménages consacrées à l'éducation pourraient contribuer à établir les corrélations directes entre les financements publics et l'accès équitable à l'éducation.
Parmi les nouvelles propositions sur la table des discussions se trouvent de nombreuses mesures « innovantes ». Jusqu'à présent, celle qui m'a paru la plus grotesque est sans doute la suggestion de consacrer les recettes provenant de la TVA sur les tampons à l'éducation des filles, [4] soit un transfert monétaire rétrograde dans lequel les filles paieraient elles-mêmes par le biais de produits de première nécessité qui, pour commencer, devraient être exonérés de la TVA. Un parfait exemple de la manière dont des efforts désespérés pour générer des recettes peuvent produire des effets contraires à ceux attendus et accroître les inégalités.
Une proposition fortement soutenue est la création d'une Facilité financière internationale pour l’éducation, conçue pour débloquer de nouvelles sources de financement supposées par le biais de la Banque mondiale et des banques régionales de développement [5]. Elle se concentre sur l'obtention de financements supplémentaires à des conditions favorables pour les pays à faible revenu et à revenu intermédiaire qui connaissent généralement des difficultés pour accéder à des prêts. Si cette proposition fait beaucoup parler d'elle, on ne sait encore rien des questions liées à la gouvernance, aux stratégies en matière de viabilité de la dette ni, de fait, à la volonté des banques régionales d'intensifier leur financement de l'éducation.
Pendant des décennies, la communauté éducative a demandé que 6 pour cent du PIB et 20 pour cent du budget national soient alloués à l'éducation. L'adoption de l'ODD 4 rend encore plus pertinente la demande d'une éducation réglementée et financée par l'Etat avec des contributions suffisantes et prévisibles, comme en témoigne le Cadre d'action Education 2030. [6] Mais la recherche de financements publics suffisants ne doit pas nous empêcher de mener une analyse plus approfondie, et absolument nécessaire, concernant la manière dont les fonds sont mobilisés et dépensés ainsi que les conséquences des pratiques actuelles sur l'équité et l'inclusion au sein des systèmes éducatifs. Nous ne pouvons réaliser l'ODD 4 sans une telle analyse. Plus que jamais, il est clair que le financement de l'éducation est indissociable du débat plus général sur le financement des biens et services publics, la régulation de l'implication du secteur privé, la justice fiscale à l'échelle nationale et internationale, et la viabilité de la dette.
Note: cet article de blog a été publié pour la première fois sous la forme d'un chapitre du rapport Spotlight on Sustainable Development 2018 intitulé « Exploring New Policy Pathways».
Références
Foko, Borel/Tiyab, Beifith Kouak/Husson, Guillaume (2012): Household Education Spending (Dépenses des ménages en éducation). Dakar: UNESCO. http://unesdoc.unesco.org/images/0021/002166/216656f.pdfhttp://unesdoc.unesco.org/images/0021/002167/146656e.pdf
Commission internationale sur le financement des opportunités éducatives (2016): La génération d'apprenants. http://report.educationcommission.org/report/
UNESCO (2015): Education 2030: cadre d'action pour la mise en œuvre de l'Objectif de développement durable 4. Paris
http://unesdoc.unesco.org/images/0024/002456/245656f.pdf
UNESCO (2017):L’aide à l’éducation stagne et n’est pas attribuée aux pays qui en ont le plus besoin. Document d'orientation 31 du Rapport mondial de suivi sur l'Education. Paris. http://unesdoc.unesco.org/images/0024/002495/249568f.pdf
UNESCO & Institut de statistique de l'UNESCO (2018): the Investment Case for SDG 4 Data. Document de réflexion. http://uis.unesco.org/sites/default/files/documents/investment-case-sdg4-data.pdf
[1] Cf. UNESCO (2017).
[2] Cf. UNESCO (2018).
[3] Cf. Foko/Tiyab/Husson (2012).
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[5] Commission internationale sur le financement des opportunités éducatives (2016).
[6] Cf. UNESCO (2015).
Le contenu et les avis exprimés dans ce blog sont ceux de son auteur et ne reflètent pas nécessairement la position officielle de l’Internationale de l’Education.