Ce livre vise à comprendre, selon une perspective empirique, la nature, la portée et la dimension des nouvelles tendances mondiales en matière de réformes managériales de l’éducation et, plus précisément, leurs corrélations avec les enseignant(e)s. Tous les chapitres se basent sur la recherche originale et les données principales. Les différentes études de cas présentées ici analysent les réformes visant à introduire une évaluation des enseignant(e)s (Pérou) et de leurs responsabilités (Indonésie et Jamaïque), un programme scolaire basé sur les compétences (Turquie), les partenariats public-privé (Ouganda), les enseignant(e)s contractuel(le)s (Inde) et la décentralisation (Namibie). Elles étudient plus précisément la façon dont ces réformes transforment le travail des enseignant(e)s et dans quelle mesure ils/elles sont impliqué(e)s dans les processus politiques.
Au cours de ces dernières décennies, un mouvement mondial de réforme de l’éducation a transformé les systèmes éducatifs à travers le monde. La force de ce mouvement est telle que certains observateurs vont même jusqu’à parler de véritable « épidémie » de réformes éducatives (Levin, 1998 et Steiner-Khamsi, 2004). Il met en lumière un ensemble de solutions politiques de type commercial et managérial, présentées comme le moyen le plus efficace de résoudre les problèmes de l’éducation, anciens et nouveaux. Conséquence, le choix, la concurrence, les incitants et les responsabilités deviennent progressivement des principes politiques centraux dans le programme mondial pour l’éducation et les systèmes de restructuration du secteur, partout dans le monde.
Les principaux objectifs des Réformes managériales mondiales de l’éducation - Global Managerial Education Reforms (GMER) - consistent à améliorer la compétitivité des pays en améliorant les résultats scolaires des étudiant(e)s, tout en renforçant, dans un même temps, l’efficacité des systèmes éducatifs. Quelques-unes des politiques les plus connues ayant été implantées dans le cadre des GMER concernent la gestion en milieu scolaire et les formes connexes de décentralisation, la responsabilisation, l’évaluation des enseignant(e)s, les programmes scolaires normalisés, la définition d’objectifs et les partenariats public-privé au sein de l’éducation. Les GMER tendent à modifier les conditions de travail et les responsabilités des enseignant(e)s, ainsi que la manière dont leur performance est évaluée et perçue par l’Etat et la société.
Le chapitre introductif est structuré comme suit. Dans la première partie, nous présentons les caractéristiques essentielles des GMER, de même qu’une analyse des principales politiques majeures et des idées qui les sous-tendent. Nous examinons ensuite la façon dont ces politiques transforment les relations entre l’Etat et l’éducation, et pourquoi et comment elles sont diffusées et adoptées dans bon nombre de pays du monde. Dans la deuxième partie, nous étudions les principaux problèmes et controverses qu’entraîne ce type de réforme pour les enseignant(e)s. Plus précisément, nous mettons en lumière quelques-uns des principaux paradoxes qui entourent les GMER, en ce qui concerne la perception du travail des enseignant(e)s et l’objectif de le modifier. Dans la troisième et dernière partie, nous présentons la structure et le contenu du livre, en résumant les principales questions abordées.
PRINCIPALES CARACTÉRISTIQUES DES REFORMES EDUCATIVES MONDIALES
Les réformes éducatives analysées ici impliquent une compréhension managériale approfondie des principaux problèmes que connaît l’éducation et de la façon dont les réformes éducatives devraient être implantées et les systèmes éducatifs organisés. L’un des objectifs des GMER consiste à renforcer les normes en matière de qualité de l’éducation, mais sans nécessairement investir davantage de ressources dans les systèmes d’éducation. Les GMER se concentrent en priorité sur les méthodes de gestion, de financement et de responsabilisation des écoles et insistent sur la façon dont les incitants conditionnels devraient être introduits dans le système éducatif pour récompenser ou sanctionner les différents acteurs en fonction de leur performance. Plus particulièrement, il s’agit de soutenir pleinement les idées prônant l’autonomie des écoles et de promouvoir la concurrence entre les établissements, au travers des tests normalisés et des interventions au niveau de la demande (chèques-études et autres types de subventions proportionnelles ou forfaitaires). En général, les GMER restent fortement tributaires des hypothèses et arguments émanant des théories économiques selon lesquelles les familles, la direction et les enseignant(e)s agissent comme des entités servant leurs intérêts propres, capables de maximiser les profits et ayant la possibilité de collecter et de partager les informations les plus pertinentes concernant la qualité des écoles.
Il est intéressant d’observer que, si les promoteurs des GMER se donnent pour principal objectif d’améliorer les niveaux d’apprentissage de l’étudiant(e), leurs analyses et recommandations n’expliquent pas suffisamment comment et pourquoi les étudiant(e)s apprennent. En d’autres termes, leur but est de transformer l’éducation sans s’intéresser directement aux principes premiers de l’éducation : les processus enseignement-apprentissage.
Le nouveau rôle de l’Etat dans l’éducation : réformes néolibérales ou autre chose ?
Les spécialistes de l’éducation qualifient généralement les réformes de type managérial analysées dans ce livre de « néolibérales » (voir par exemple Hill, 2009). S’il existe plusieurs définitions concurrentes du néolibéralisme, nous estimons toutefois que cette étiquette néolibérale ne suffit pas pour appréhender dans son ensemble le type de phénomène qui nous occupe ici. Les réformes néolibérales sont surtout des réformes financières et concernent avant tout l’efficience (Carnoy, 1999). Cependant, la transformation managériale n’aboutit pas nécessairement à un système plus efficace que l’offre habituelle de services éducatifs.
Les défenseurs des GMER se montrent enthousiastes à l’idée d’importer les règles du marché et de procéder par analogie lorsqu’il s’agit de promouvoir leurs politiques selon un schéma néolibéral, mais cela ne signifie pas pour autant qu’ils prônent une commercialisation/privatisation absolue de l’éducation, voire le retrait de l’Etat. En réalité, ce type de réforme requiert un Etat plus actif que jamais dans le domaine de l’éducation, même s’il doit endosser différents rôles. Par conséquent, selon les GMER, l’Etat ne doit pas assurer directement les services d’enseignement, mais se concentrer sur les réglementations et le financement des écoles - de préférence, selon une formule liée à la demande - ainsi que sur l’évaluation et le contrôle de la performance des écoles. Par ailleurs, comme le définissent bon nombre de politiques en matière de responsabilisation, l’Etat devrait rendre publiques les évaluations de la performance des écoles, et récompenser ou sanctionner les écoles en fonction de leur progrès.
Pourquoi mondialiser les réformes managériales ?
La mondialisation de l’approche managériale en matière de réformes éducatives découle, en grande partie, de la puissance à la fois matérielle et idéologique des organisations que les soutiennent. Ces réformes comptent sur l’appui de leurs promoteurs permanents occupant des positions stratégiques au sein d’organisations internationales réticulaires très influentes telles que la Banque mondiale, pour ne citer que la plus importante.
Le mouvement mondial pour la réforme de l’éducation profite du fait que les gouvernements, principalement dans les pays en développement, sont soumis à des pressions de plus en plus fortes dans le cadre de la réalisation des objectifs de l’Education pour tous (EPT). Toutefois, les pays riches n’échappent pas aux pressions internationales, notamment celles en lien avec les tests normalisés internationaux, les conditionnalités entourant les prêts, le cadre d’action de l’EPT, etc. Les gouvernements sont, en outre, de plus en plus nombreux à souhaiter expérimenter de nouveaux moyens innovants pour la prestation de leurs services éducatifs et à vouloir adopter de nouvelles approches managériales.
ENSEIGNANT(E)S ET RÉFORMES ÉDUCATIVES MONDIALES
Au sein d’une économie mondialisée, l’éducation, les compétences et les connaissances sont de plus en plus souvent perçues comme des atouts majeurs pour la compétitivité économique, et la plupart des pays et régions de la planète aspirent à devenir des « économies de la connaissance » (Gouvias, 2007). Dans le cadre de cette aspiration, l’éducation occupe une place toujours plus centrale dans les stratégies de développement des gouvernements et, plus spécifiquement, « il est demandé aux écoles et aux enseignantes et enseignants de travailler davantage qu’auparavant, mais aussi de façon différente » (Sahlberg, 2006, p. 283). De manière générale, la communauté internationale du développement accorde une attention accrue au rôle essentiel que jouent les enseignant(e)s dans l’offre d’une éducation de qualité pour tou(te)s (Leu, 2005).
Les recherches en sciences sociales et, plus récemment, celles de l’Organisation de coopération et de développement économiques/Programme international pour le suivi des acquis des élèves montrent que, si l’on souhaite améliorer la qualité de l’éducation ou les résultats de l’apprentissage, la société se doit de garantir l’équité au sein des écoles et entre elles, tout en s’intéressant davantage aux facteurs sociaux, économiques et culturels ayant la plus grande incidence sur l’apprentissage de l’étudiant(e). Malheureusement, les partisan(e)s de la réforme managériale mondiale de l’éducation ont tendance à omettre l’importance de ces types d’éléments lorsqu’ils prescrivent des outils politiques spécifiques visant à améliorer l’apprentissage des étudiant(e)s (Verger et Bonal, 2012).
Principaux paradoxes au sein de la relation entre les GMER et les enseignant(e)s
Les réformateurs mondiaux de l’éducation adhèrent au consensus international concernant la performance des enseignant(e)s, considérée comme un facteur déterminant pour la qualité de l’éducation, en leur accordant très souvent une place centrale dans leurs idées et interventions politiques. Conçues dans le cadre du mouvement en faveur des GMER, ces interventions politiques ont le potentiel de transformer de différentes façons le travail des enseignant(e)s. L’évaluation des enseignant(e)s et les politiques de responsabilisation qui y sont associées ont pour objectif d’accroître la visibilité de leur travail aux yeux de l’Etat et de la société ; les politiques fondées sur le mérite visent à réguler les salaires des enseignant(e)s en fonction de leur performance ; les réformes normalisées définissent le contenu de l’enseignement et de l’apprentissage ; les partenariats public-privé favorisent la déréglementation du travail des enseignant(e)s ; tandis que la gestion en milieu scolaire renforce leur rôle, à la fois en tant que gestionnaires de l’école et, dans une certaine mesure, en tant que travailleurs/euses au service de la communauté.
Globalement, la façon dont sont perçu(e)s et traité(e)s les enseignant(e)s dans le cadre des GMER laisse souvent apparaître une multitude de paradoxes et de lacunes. Les plus manifestes d’entre eux sont expliqués ci-après.
Premier paradoxe- Les GMER ne cessent de souligner l’importance et le rôle essentiel des enseignant(e)s en ce qui concerne la qualité de l’éducation, tout en affaiblissant, dans un même temps, leur autonomie de trois façons différentes : a) leurs préférences ne sont pas suffisamment prises en compte dans les processus politiques, b) les enseignant(e)s sont perçu(e)s comme des biens devant être gérés et non pas comme des agents du changement, et c) leur autonomie est affaiblie face à l’Etat et aux familles des étudiant(e)s.
Deuxième paradoxe- Les réformes managériales requièrent davantage de responsabilités de la part des enseignant(e)s, alors que, d’autre part, elles prônent leur déprofessionnalisation. Les enseignant(e)s sont supposé(e)s en faire plus qu’auparavant et de façon différente, même en présence d’une dégradation de la qualité de leur préparation et de leurs conditions de travail.
Troisième paradoxe- Les GMER préconisent l’utilisation des preuves de façon « sélective ». D’un côté, elles promeuvent les réformes managériales même si les preuves de leur incidence sur les résultats d’apprentissage ne sont toujours pas concluantes (Bruns et al., 2011 ; Experton, 1999 ; Patrinos et al., 2009 ; Vegas, 2005). Mais, d’un autre côté, elles semblent ignorer que le niveau des résultats d’apprentissage est plus élevé dans les pays où leurs recommandations politiques demeurent marginales (ou ne sont pas encore mises en œuvre).
Quatrième et dernier paradoxe- les GMER confèrent aux enseignant(e)s et aux écoles de nouvelles responsabilités ainsi que des mandats plus complexes, mais sans se soucier de l’existence ou non des conditions matérielles et techniques nécessaire à leur mise en œuvre.
Dans l’ensemble, ce livre se veut ouvertement explicite quant aux limitations qu’entraîne le fait de baser les réformes de l’éducation sur une combinaison des principes managériaux et mercantiles défendus par les GMER. Plus spécifiquement, les principales questions auxquelles ce livre tente de répondre sont les suivantes :
Comment les réformes mondiales de l’éducation sont-elles recontextualisées et mises en application en fonction des différentes situations ? Quels sont les institutions et les éléments médiateurs qui affectent la recontextualisation et la mise en application des GMER en présence de situations éducatives particulières ?
Quelles sont les difficultés spécifiques associées à la mise en œuvre des politiques éducatives mondiales/managériales dans les contextes locaux. Plus précisément, comment sont-elles reçues par les enseignant(e)s et les acteurs locaux de l’éducation ? Dans quelle mesure les GMER sont-elles mises en œuvre ou rejetées par ces différentes parties prenantes ?
Selon les acteurs clés de l’éducation impliqués dans les réformes, les GMER amènent-elles les résultats attendus ? Quels sont les principaux défis et opportunités de ce type de réformes lorsqu’il s’agit d’atteindre les résultats souhaités ?
Dans quelle mesure les principales hypothèses et autres « théories d’action » entourant les GMER sont-elles étayées par des faits objectifs, une fois ces réformes mises en œuvre dans le cadre de pratiques éducatives spécifiques ?
Il convient toutefois de souligner qu’il ne s’agit pas d’un livre « anti-réformes ». Au contraire, nous pouvons espérer que les différents chapitres apporteront aux enseignant(e)s, aux professionnel(le)s, aux agences d’aide, ainsi qu’aux autres parties prenantes de l’éducation, plusieurs éléments de réponse leur permettant de réfléchir à des processus de transformation de l’éducation qui soient capables, d’une part, de mieux tenir compte des réalités et des problèmes prédominants au sein de leurs contextes éducatifs, et d’autre part, d’être plus participatifs et plus respectueux, en substance, des besoins des enseignant(e)s et de leurs identités.