Le Prix de la Démocratie Fred van Leeuwen 2024 a été remis à Georgiy Trukhanov à l’occasion du 10e Congrès mondial de l’Internationale de l’Éducation. Dans cet entretien, Georgiy revient sur son expérience en tant que dirigeant syndical défendant la démocratie en temps de guerre.
Mondes de l’Éducation : Georgiy, le Prix de la Démocratie Fred van Leeuwen vous a été décerné. Félicitations ! Ce prix vous a été attribué en reconnaissance de votre leadership extraordinaire en matière de défense de l’indépendance et de la souveraineté de votre pays en temps de guerre, de protection des droits sociaux des éducateur·trice·s ukrainien·ne·s et de mobilisation de la solidarité internationale en vue d’acheminer l’aide humanitaire et matérielle aux syndicalistes déplacé·e·s à l’intérieur du pays. Que signifie pour vous cette récompense ?
Tout d’abord, je tiens à remercier les personnes à la tête de l’Internationale de l’Éducation, Susan Hopgood et David Edwards, ainsi que l’ensemble de mes collègues pour leur solidarité inébranlable en cette période de guerre et pour le soutien apporté à notre organisation et à l’Ukraine dans son ensemble. Je remercie sincèrement l’IE pour la confiance et la reconnaissance qu’elle accorde à notre travail.
Pour moi, le Prix de la Démocratie Fred van Leeuwen est bien plus qu’un honneur personnel. Il reconnaît les efforts consentis par l’ensemble de notre organisation en cette période extrêmement difficile pour l’Ukraine. Il reconnaît l’unité de nos enseignantes et enseignants, de nos éducatrices et éducateurs et de l’ensemble du peuple ukrainien, leur détermination à ne pas baisser les bras et à continuer la lutte, chacune et chacun à sa manière. Nous sommes toutes et tous convaincus qu’un jour, nous parviendrons à la victoire tant attendue et à une paix juste et durable.
Mondes de l’Éducation : Pourriez-vous vous présenter à nos lectrices et à nos lecteurs et nous parler de votre parcours jusqu’à aujourd’hui ?
J’ai obtenu un diplôme en géographie au sein d’une université pédagogique, après quoi j’ai commencé à travailler dans le milieu syndical. Cela fait 41 ans que je suis syndicaliste. Je le suis dans mon âme et dans mon cœur. En 2010, j’ai été élu Président du Syndicat des travailleuses et travailleurs de l’éducation et des sciences d’Ukraine (TUESWU). Ce fut une période très difficile, car la Crimée et certaines parties de Donetsk et Louhansk étaient occupées en 2014 et nous avons perdu beaucoup de nos membres. Et maintenant, nous sommes confrontés à une guerre de grande ampleur depuis près de deux ans et demi. Les pertes humaines sont quotidiennes : nos soldats meurent au front sous les coups de l’ennemi, des civils meurent sous les missiles et les bombardements. De nombreuses personnes fuient leur foyer en quête d’un lieu plus sûr où s’installer, que ce soit en Ukraine ou à l’étranger. Mais cette situation renforce encore notre détermination à poursuivre notre travail acharné parce que nous voulons voir l’Ukraine vivante et notre organisation active.
Mondes de l’Éducation : Au vu du contexte particulièrement difficile, comment faites-vous pour assumer votre rôle de dirigeant syndical en temps de guerre et protéger les droits sociaux de vos membres ?
Lorsque la guerre a éclaté, le Syndicat des travailleuses et travailleurs de l’éducation et des sciences d’Ukraine a poursuivi son travail, protégeant et défendant les enseignantes et enseignants et les étudiantes et étudiants et luttant pour des conditions de travail et des salaires décents au profit des éducatrices et éducateurs. Bien entendu, la réalité actuelle est totalement différente de ce qu’elle était il y a cinq ans, puisque la loi martiale est en vigueur. Mais nous faisons tout ce qui est en notre pouvoir pour nous assurer que les éducatrices et éducateurs ne perdent pas espoir et continuent à travailler, que leurs conditions de travail restent décentes et que, même en temps de guerre, ils continuent à toucher leur salaire même en étant à l’étranger et en enseignant en ligne. Bien sûr, la guerre a engendré d’autres défis multiples face auxquels nous devons nous montrer attentifs et agir.
Mondes de l’Éducation : La solidarité internationale est une composante essentielle du mouvement syndical. Pourquoi est-elle importante dans votre contexte et qu’a-t-elle permis à votre organisation d’accomplir en faveur de ses membres récemment ?
Selon moi, la solidarité internationale est un élément clé de la victoire, qu’il s’agisse de la victoire sur le champ de bataille, ou de la victoire d’une société démocratique et civilisée sur le terrorisme. Et je ne parle pas uniquement de l’Ukraine. Sans la solidarité et le soutien de la communauté internationale, l’Ukraine n’existerait plus en tant que pays, et nous en sommes toutes et tous conscients.
Nous apprécions profondément et ressentons le solide appui et la solidarité de l’Internationale de l’Éducation et de l’ensemble de la communauté syndicale internationale.
En plus du soutien politique dont il a bénéficié, depuis deux ans et demi, notre syndicat reçoit une aide financière du Fonds de solidarité de l’Internationale de l’Éducation ainsi que des contributions financières directes de la part de syndicats de différents pays. Nous ne nous attendions pas à pouvoir compter sur un appui aussi durable et conséquent pour nous et nos membres.
Tous ces fonds, ainsi que les fonds propres de notre syndicat, sont utilisés pour soutenir nos membres blessés, les familles des éducatrices et éducateurs ayant perdu la vie, les personnes ayant perdu leur toit ou dont les logements ont été partiellement détruits. Les syndicalistes déplacés à l’intérieur du pays ont également reçu une aide financière ciblée de notre syndicat.
En partenariat avec le Programme des Nations Unies pour le développement, le TUESWU a mis en œuvre le projet « Education without Limits » (Éducation sans limites), ouvrant ainsi des espaces éducatifs au profit des éducatrices et éducateurs et des étudiantes et étudiants déplacés internes dans les régions occidentales de l’Ukraine. À travers ces espaces, les enseignantes et enseignants accèdent à Internet, à des ressources éducatives et à des conditions de travail décentes qui leur permettent d’enseigner à distance, de soutenir les enfants et les jeunes et de leur proposer des possibilités d’apprentissage et de développement. Des séminaires sont également organisés de manière ponctuelle dans ces espaces. Nous prévoyons de démarrer un programme de cours d’anglais pour les étudiantes et étudiants des territoires temporairement occupés et celles et ceux qui suivent une formation en vue d’intégrer la profession enseignante.
Au cours de l’hiver 2023, en coopération avec le syndicat polonais des enseignantes et enseignants ZNP et avec le soutien financier l’American Federation of Teachers, le TUESWU a fourni 50 générateurs à 12 établissements d’enseignement dans l’une de ces régions.
Notre syndicat a également réalisé le projet « Solidarity Plus : Protecting Children from War » (Solidarité Plus : protéger les enfants de la guerre), financé par nos partenaires italiens. Ce projet a pour objectif général d’établir un environnement sûr pour les enfants et les enseignantes et enseignants en créant un refuge dans une école secondaire de la région de Kiev.
La région d’Odessa est constamment sous le coup d’attaques de missiles et de drones. Récemment, grâce encore une fois au soutien financier de nos collègues italiens de la CGIL, nous avons ouvert le Centre syndical pour la réadaptation et l’assistance sociales et psychologiques à Odessa. Nous espérons que la démarche aidera à préserver la santé psychologique de nos éducatrices et éducateurs.
Pour la troisième année consécutive, notre syndicat, avec le soutien et l’aide financière de nos collègues allemands, permet à des groupes d’enfants de syndicalistes qui ont souffert de la guerre de séjourner dans des camps d’été en Allemagne, où des activités récréatives et de réadaptation sont proposées. En outre, depuis trois ans, le TUESWU organise des camps d’été au profit des enfants des éducatrices et éducateurs en coopération avec nos collègues lituaniens.
Nous travaillons à présent à la reconstruction de notre camp syndical pour enfants, qui est situé dans la région de Kiev et a été partiellement détruit dans une attaque à la roquette. Le National Education Union du Royaume-Uni nous soutient dans ce projet.
Si nous avons réussi à mettre en œuvre tous ces projets, c’est uniquement grâce à la solidarité internationale.
Mondes de l’Éducation : Le Prix de la Démocratie Fred van Leeuwen a été décerné pour la toute première fois cette année. D’après votre expérience, quel est le rôle des syndicats de l’éducation et des syndicalistes dans la lutte pour défendre et promouvoir la démocratie ?
J’ai eu l’honneur de travailler avec Fred van Leeuwen lorsqu’il était secrétaire général de l’IE. Il s’est rendu en Ukraine, à Kiev, en 2014, à la suite de l’incendie du bâtiment syndical au cours de la Révolution de la dignité. L’Internationale de l’Éducation s’est alors montrée présente pour répondre aux besoins de nos éducatrices été ducateurs et elle a continué à nous assurer un soutien constant et résolu depuis.
Quel est le rôle global des syndicats ? Leur rôle est de protéger les droits et les intérêts des travailleuses et travailleurs, de leurs membres ! Les droits des des travailleuses et travailleurs n’ont de sens qu’au sein d’une société démocratique et juste. Et les syndicats soutiennent et défendent par essence les valeurs démocratiques, aux quatre coins du monde. Il ne peut y avoir ni liberté syndicale, ni droits des des travailleuses et travailleurs en l’absence de démocratie. Nous le constatons dans les régions temporairement occupées de l’Ukraine, nous le voyons aussi en Russie. L’absence de principes démocratiques dans un pays le conduit à attaquer un autre pays, au mépris des conventions internationales, des lois et du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes. L’Ukraine se trouve dans cette situation aujourd’hui, défendant ses valeurs démocratiques contre un pays agresseur qui n’en a pas.
Dans le contexte de votre question, nous parlons de l’importance de l’intégration des principes et des valeurs démocratiques dans les programmes scolaires, dans l’ensemble du système éducatif, soit une des missions principales des syndicats de l’éducation. C’est ainsi que nous protégeons la démocratie et que nous la consolidons dans l’ensemble de nos pays.
Mondes de l’Éducation : La démocratie et la paix se heurtent à des menaces croissantes et, dans de nombreux endroits, les communautés éducatives subissent les conséquences des conflits et/ou de l’autoritarisme. Y a-t-il un message que vous auriez envie de partager avec les syndicalistes de l’éducation du monde entier ?
En Ukraine, depuis plus de deux ans, toute la population, toutes nos institutions, tous les syndicats, bref la nation tout entière fait front commun derrière un objectif unique : défendre notre démocratie, vivre en paix, protéger les droits des personnes de vivre sur leurs terres et protéger le droit de notre pays de simplement exister.
Les syndicats de l’éducation jouent un rôle important dans la défense des valeurs de démocratie et de progrès et dans la défense du droit à une éducation de qualité et au développement.
Malgré les bombardements constants, les destructions, les pannes d’électricité et l’absence de communication et d’Internet, les éducatrices et éducateurs ukrainiens continuent de travailler pour enseigner et éduquer les générations futures de notre pays.
Voici mon message à l’endroit des syndicalistes de l’éducation dans les pays en proie aux conflits et à l’autoritarisme : soyez fortes et forts, continuez à vous battre, votre courage et votre dévouement inspirent et renforcent toute la nation et donnent aux enfants foi en un avenir meilleur. Œuvrez à l’instauration d’une paix juste, durable et pérenne.
Et voici mon message aux syndicalistes d’autres pays : la solidarité a beaucoup d’importance dans la lutte pour la paix et la démocratie, elle permet de mener à la victoire. Ce n’est qu’ensemble que nous parviendrons à la justice, à la paix, et que nous préserverons le monde démocratique !
Le contenu et les avis exprimés dans ce blog sont ceux de son auteur et ne reflètent pas nécessairement la position officielle de l’Internationale de l’Education.