L’Internationale de l’Éducation (IE) a organisé un événement syndical en marge de la 68esession de la Commission de la condition de la femme des Nations Unies (UNCSW) en vue de mettre en lumière la situation critique des filles et des femmes enseignantes en Afghanistan, qui ne sont plus autorisées à aller à l’école ou à enseigner depuis l’arrivée au pouvoir des Talibans en 2021.
À l’occasion d’une réunion de syndicalistes et de militantes des droits des femmes organisée le 13 mars dernier, la délégation de l’IE a présenté les résultats préliminaires d’une enquête menée auprès des personnels enseignants afghans pour évaluer la situation de la profession et du droit à l’éducation dans le pays.
Pour mener cette enquête, l’IE a développé une plateforme en ligne en collaboration avec son organisation membre dans le pays, le syndicat de l’éducation NTEC ( National Teacher Elected Council) pour recueillir les avis de la communauté enseignante afghane. Au total, 2.517 témoignages ont été recueillis (dont 60 % de femmes) de mars à mai 2023 dans 23 provinces du pays. L’ensemble de ces témoignages directs révèlent les défis quotidiens et multiples auxquels sont confrontés les personnels enseignants sur le terrain et permettront de soutenir le plaidoyer actuel en faveur de leurs droits et de leur bien-être.
Cette enquête s’inscrit dans le cadre des initiatives menées par l’IE pour défendre les droits des personnels enseignants d’Afghanistan, suite de la prise de contrôle du pays par les Talibans en août 2021. En 2022, l’IE a franchi une étape importante avec le lancement de l’ Observatoire des droits des enseignant·e·s afghan·e·s, une plateforme en ligne créée pour documenter la situation de l’éducation en Afghanistan et aborder des problématiques importantes telles que les salaires des enseignantes et enseignants, leurs conditions de travail, les violations des droits humains, l’égalité des genres, l’accès des filles à l’enseignement, les restrictions imposées aux femmes enseignantes, la sécurité et le respect des normes internationales en matière de droits humains dans les programmes d’études.
Des informations éclairantes en dépit des difficultés
L’enquête a dû faire face à d’importantes difficultés, telles que la fermeture des établissements scolaires, les conditions hivernales, ou encore, les inquiétudes concernant la sécurité des personnes qui y ont participé. Dans certaines provinces, en particulier dans le sud-est du pays, les personnes chargées de mener l’enquête ont été harcelées, placées en détention ou contraintes d’abandonner le projet pour des raisons de sécurité ou par crainte de poursuites judiciaires.
« Nous saluons ces enseignantes et enseignants qui, au péril de leur vie, continuent à défendre les droits des femmes et des filles », a déclaré Susan Hopgood, Présidente de l’Internationale de l’Éducation.
Depuis leur arrivée au pouvoir, les Talibans n’ont cessé de s’attaquer aux droits des femmes et des filles. Au mois d’août 2021, ils ont interdit l’accès des filles et des femmes à l’enseignement secondaire et supérieur, et ont interdit aux femmes enseignantes d’enseigner à des garçons. Depuis décembre 2022, les femmes ne sont plus autorisées à fréquenter les établissements d’enseignement supérieur, touchant ainsi plus de 100.000 étudiantes. Un grand nombre de femmes enseignantes ont perdu leur emploi et leurs moyens de subsistance, étant donné qu’elles ne peuvent enseigner qu’aux filles.
Les répercussions de ces politiques seront dévastatrices pour de nombreuses générations de filles et de femmes en Afghanistan. Selon les estimations, 7,8 millions d’enfants n’étaient pas scolarisés en 2023.
Si le rapport final ne sera publié que plus tard cette année, les premiers résultats présentés à l’UNCSW apportent déjà des informations significatives concernant les expériences auxquelles sont confrontés les enseignants afghans.
Six provinces (Herat, Samangan, Balkh, Nangarhar, Badakhshan et Kaboul), représentant 84 % des réponses à l’enquête, ont enregistré un nombre élevé de répondants et une participation importante des femmes (70 % des réponses).
Malgré les pressions exercées par les Talibans pour fermer les écoles de filles, plus de 44 % des témoignages proviennent des personnels enseignants travaillant dans des écoles de filles. Plus de 94 % des personnes interrogées ont affirmé que le droit à l'éducation des filles devait être pleinement protégé et mis en œuvre. Seuls 33 répondants (dont 22 enseignantes) ont déclaré que les filles ne devraient "jamais recevoir d’éducation".
La majorité (70 %) estime que les femmes devraient pouvoir enseigner dans les écoles secondaires de garçons, 1.220 affirmant qu’elles devraient « toujours « être autorisées à le faire.
Il ressort également de l’enquête que les personnels enseignants sont très peu satisfaits de leur expérience d’enseignement et de leurs conditions de travail. Seulement 34 % des personnes interrogées se déclarent « satisfaites » de leurs conditions de travail et à peine 15 % « très satisfaites ». S’agissant de leur expérience d’enseignement, 603 personnes interrogées se disent « satisfaites », 557 « insatisfaites », la majorité d’entre elles (39 %) se déclarant « relativement satisfaites ».
Un résultat éclairant concerne l’image que se fait la société afghane de la profession enseignante. Si 16 % des personnes interrogées estiment que la société ne tient « jamais » la profession enseignante en haute estime, 20 % estiment qu’elle le fait toujours.
Les salaires des enseignantes et enseignants varient de 7.000 à 10.000 AFG (de 90 à 130 USD environ), un montant insuffisant pour couvrir les dépenses minimales de la vie quotidienne. De plus, ces montants ont été réduits de 1.000 AFG dans de nombreuses provinces. Il est cependant intéressant de souligner que plus de 80 % des enseignants interrogés confirment avoir reçu leurs salaires en intégralité (65 %) ou en grande partie (16 %), tant les hommes que les femmes.
Il leur a également été demandé si les syndicats de l’éducation étaient importants à leurs yeux : une majorité écrasante (92 %) a répondu par l’affirmative. Le nombre de femmes et d’hommes membres de syndicats est relativement élevé (plus de 83 % des personnes interrogées), les femmes étant plus nombreuses à s’affilier (50 %) que les hommes (33 %).
Depuis 2021, l’IE a demandé à maintes reprises aux autorités afghanes de garantir que tous les apprenants et apprenantes aient un accès égalitaire et non restrictif à l’apprentissage dans des environnements sûrs et protecteurs, de soutenir les enseignantes et enseignants en leur versant leurs salaires dans les délais, d’engager le dialogue politique avec les organisations d’enseignants et de lever tous les obstacles empêchant les femmes et les filles d’accéder à l’enseignement
Radiation du syndicat de l’éducation NTEC
En janvier 2024, après plusieurs mois d’obstacles bureaucratiques et de retards administratifs, la direction du NTEC a appris des autorités que l’organisation n’obtiendrait pas son enregistrement officiel.
Pour le NTEC, le revers est double : non seulement l’organisation n’est pas reconnue en tant que syndicat de l’éducation et, mais ses tentatives visant à se faire enregistrer en tant qu’organisation de la société civile ont également échoué.
En effet, le Conseil des ministres a décidé au mois de janvier dernier de supprimer le droit fondamental des employés de la fonction publique de s’affilier à des syndicats. Cette tournure des événements a porté un coup dur au NTEC qui évolue désormais dans un flou juridique, privé de tout statut légal pour mener ses activités ou travailler efficacement avec ses affiliés et affiliées.
Cette décision des autorités afghanes a de graves conséquences dans la mesure où elle abolit purement et simplement la liberté syndicale et le droit de s’organiser dans le secteur public. Une telle situation appelle également les syndicats mondiaux à redoubler d’efforts pour protéger et faire respecter les droits fondamentaux des travailleurs et des travailleuses, notamment dans le secteur crucial de l’éducation.