Après le séisme du 12 janvier 2010 ayant causé des dégâts marquant un tournant douloureux dans l’histoire du peuple haïtien, la République d’Haïti vit dans une succession de crises dues à des catastrophes naturelles et anthropiques.
En effet, à l’issue des élections présidentielles de 2011 ayant conduit Michel Joseph Martelly au pouvoir, un musicien atypique qui fait la promotion du banditisme légal et de la violence sexiste contre les femmes dans ses compositions musicales, le pays allait basculer dans l’instabilité gouvernementale [1] et la violence systématique. L’accession de son successeur au pouvoir, Monsieur Jovenel Moise, n’a pas su inverser la tendance au recours à la pratique de corruption et de criminalité comme stratégies politiques et économiques pour se renouveler et se perpétuer dans les sphères des pouvoirs.
Tenants et aboutissants de la crise haïtienne
Pour bien saisir la nature de la crise actuelle, il faut prendre le soin de décanter sa dimension chronique de sa dimension conjoncturelle. En effet tandis que la crise chronique haïtienne prend son fondement dans la mal formation sociale de la nation haïtienne basée sur des clivages de couleur (noir versus mulâtre), de possession (propriétaire terrien versus paysans sans terre), de monopole (accaparement des appareils étatiques) et de privation, celle que vit le pays actuellement est une forme de métastase du corps social haïtien qui pourrait être appréhendée comme l’aboutissement d’un long processus de désarticulation sociale entretenue par les élites haïtiennes en mal d’identité et qui vient se greffer sur les effets causés par la grande dilapidation des fonds du programme de petro caribe.
La société haïtienne à l’ère de la corruption et du grand banditisme
En effet, en dix ans de mal gouvernance (2011-2021), le régime au pouvoir a organisé la plus grande opération de corruption et de dilapidation des fonds publics de l’histoire d’Haïti à travers le détournement des fonds générés par ce programme de coopération, développé par le gouvernement vénézuélien dans la région des Caraïbes [2]. Dans deux rapports publiés par la commission anticorruption du Sénat de la république, il est fait état de plus de 2.3 milliards de dollars américains dilapidés. Grâce à une grande et historique mobilisation baptisée « mouvement des petro challengers », la Cour Supérieure des Comptes et du Contentieux Administratif (CSC/CA) a publié deux rapports attestant la dilapidation de plus de 4.2 milliards de dollars américains pour la période allant de 2011-2020.
Si cette dilapidation a provoqué un grand bouleversement de l’échiquier haïtien sur les plans politique, économique et social, cela ne signifie pas pour autant qu’elle a été la seule grande opération de vol et de détournement des fonds publics orchestrée par le régime du Parti Haïtien Tèt Kale (PHTK) [3] au pouvoir. En effet dans le secteur de l’éducation, ces tenants du pouvoir ont mis sur pieds un Fonds National de l’éducation (FNE), alimenté par des prélèvements effectués sur les appels téléphoniques et des transferts de ou vers l’étranger. Les Premiers décaissements de ce Fonds ont été gaspillés dans un programme bidon baptisé «Programme de Scolarisation Universelle Gratuite et Obligatoire (PSUGO)».
Alors que la loi organique de ce Fonds n’a pas été encore votée par le pouvoir législatif, le Gouvernement de Martelly a lancé le PSUGO au Palais national ignorant les attributions du Ministère de l’Education Nationale et de la Formation Professionnelle (MENFP) dans la gouvernance du secteur de l’éducation en Haïti. Après une campagne de propagande à grand renfort de publicité, des scandales sur les stratagèmes utilisés pour dilapider les Fonds collectés dans le cadre du FNE ont éclaté au grand jour. Jusqu’à présent le pays ignore encore à combien est évalué le montant ayant été détourné du trésor public à travers ce programme. Cependant une chose est claire : le PSUGO a disparu mais l’offre scolaire publique et la qualité de l’éducation n’ont pas été améliorées.
Une dégradation sans précédent sur le plan sécuritaire, économique et social
Au cours de ces dix dernières années marquées par cette déliquescence de la classe politique, le pays est entré dans l’ère du grand banditisme ou du terrorisme : encerclement de la population par des gangs armées, massacres dans les quartiers populaires, kidnapping, trafic illicite d’armes et de stupéfiants sont le quotidien de la population haïtienne. Pour installer ce règne de la terreur, les auteurs – les détenteurs de pouvoir politique et, par ricochet, le pouvoir économique et social - ont mis en place tout un dispositif de communication impliquant des médias traditionnels, les réseaux sociaux et des groupes criminels qui terrorisent la population. Dans ce dispositif, les groupes criminels commettent les crimes les plus odieux (tuerie, viol, kidnapping, massacre dans les quartiers populeux, incendie), les médias leur accordent une audience et les réhabilitent comme des leaders communautaires et les réseaux sociaux servent comme arme de guerre psychologique en vue de diffuser leurs exactions terroristes, impactant ainsi les conditions psychiques de la population, créant chez elle la peur, voire la paranoïa.
La mise en place de cette machine infernale à tuer le corps et l’esprit du peuple haïtien vise à dissuader la volonté manifeste de la population de réclamer la restitution des fonds dilapidés par les tenants du régime de Martelly et des éléments corrompus et mafieux de la bourgeoisie qui domine l’économie du pays depuis plus de 150 ans.
Les impacts de cette crise multiforme sur la société haïtienne sont visibles. Point n’est besoin de faire des analyses pointues pour se rendre à l’évidence de l’état de dépérissement à tous les niveaux. Au cours de l’exercice fiscal 2021-2022, le pays a enregistré un taux d’inflation record évalué à plus de 40%, ce qui a entrainé une dévalorisation des salaires et un affaiblissement du pouvoir d’achat des ménages. Les activités des bandes criminelles ont entravé la libre circulation des produits agricoles et des marchandises et créé un blocus des activités commerciales. Par conséquent, à l’heure actuelle, environ 65% de la population haïtienne est en situation d’insécurité alimentaire [4].
Néanmoins, s’il est vrai que la crise a entrainé l’appauvrissement de certaines couches de la population, ce n’est pas le cas d’autres catégories qui ont, au contraire, bénéficié de cette situation : les acteurs de la finance qui manipulent le taux du dollar et les prix des produits sur le marché haïtien déjà pris en otage par des pratiques de monopoles, ceux du secteur pétrolier, des industries d’assemblage qui tirent grandement profit de l’appréciation exponentielle du dollar par rapport à la gourde en ce qui a trait à la rémunération des ouvriers, ou encore ceux de l’énergie et de la communication. Il apparait dès lors que ces milieux d’affaires ont intérêt à créer et à entretenir un environnement mafieux favorable à une économie de corruption et de crise.
Les enjeux relatifs à l’éducation dans ce contexte de crise
Le Ministère de l’Education Nationale et de la Formation Professionnelle avait éprouvé de grandes difficultés à boucler l’année scolaire 2020-2021 en raison du séisme qui a dévasté la partie sud d’Haïti causant des dégâts énormes au niveau des infrastructures scolaires et de l’occupation de certaines zones urbaines de Port-au-Prince par des gangs armés, forçant certaines écoles à fermer leurs portes.
Le démarrage de l’année académique 2022-2023 a lui aussi été marqué par les aléas de la crise. En effet la rentrée des classes ayant été programmée dans un premier temps au 5 septembre 2022 a dû être reportée au 3 octobre. Cependant cette nouvelle date n’a pas été respectée en raison de la mobilisation de certains secteurs, en réaction contre le Gouvernement haïtien pour sa décision d’annuler la subvention des produits pétrolier. Dans le cadre de cette mobilisation, les symboles de l’éducation ont été la cible des protestataires particulièrement aux Gonaïves, au Cap-Haitien, à Fort-Liberté, aux Cayes, à Jacmel et à Jérémie. Des discours culpabilisant toute velléité de fonctionnement des écoles se sont ajoutés à des attaques violentes contre les infrastructures scolaires.
Difficultés d’accès et enjeux pédagogiques
Dans ce contexte, l’accès à l’éducation en Haïti devient un défi majeur, y compris pour les couches les plus aisées de la société haïtienne. D’ailleurs les données publiées par le Ministère de l’Education Nationale et de la Formation Professionnelle sont très alarmantes en ce sens. Il a fallu attendre jusqu’au 7 novembre pour enregistrer un taux de 7% d’écoles ayant débuté l’année académique et jusqu’au mois de décembre pour passer à 73% d’écoles ouvertes. Cela signifie qu’au début de cette année 2023, 27% d’écoles n’avaient pas encore débuté les activités scolaires, sans que l’on puisse déterminer sur la base de ces données, la proportion exacte d’élèves concerné·e·s.
Il est à noter, que même avec un taux de 100% de fonctionnement des écoles, le pacte scolaire haïtien accuse un déficit qui laisse plus de 500.000 enfants en dehors des salles de classe.
Les impacts de la crise sur le système éducatif doivent aussi être envisagés sur le plan pédagogique. En effet, si l’on considère le report au 3 octobre 2022 de la rentrée des classes, les élèves devaient perdre environ vingt jours de classe. Cependant l’aggravation de la crise a fait passer le nombre de jours de classe perdus à plus de quarante pour celles et ceux qui ont pu reprendre le chemin de l’école le 7 novembre 2022 - soit un taux de 7% d’écoles seulement - et à plus de soixante-dix jours pour le reste des élèves qui n’avaient pas encore repris les activités scolaires au 1er janvier 2023 (27% des écoles).
Ces données soulèvent la question des mécanismes à mettre en place pour éviter un trop grand cumul de lacunes, en considérant le fossé entre le curriculum prescrit et celui effectivement réalisé. Il s’agit notamment de considérer la nature et le type d’évaluation à utiliser, ainsi qu’à la validité d’une évaluation, dans un tel contexte.
La question des frais de scolarité dans un secteur majoritairement privatisé
Le financement de l’éducation en Haïti a toujours été une problématique qui fait couler beaucoup d’encre. Avec moins de 20% du budget de l’Etat au cours des 4 dernières années fiscales, l’intervention publique dans ce secteur ne satisfait que 15% environ de l’offre scolaire. Ce, en parfaite contradiction au principe consacré par toutes les constitutions d’Haïti faisant de l’éducation une charge de l’Etat et des collectivités territoriales. Cette réalité financière explique le phénomène de privatisation et marchandisation des services éducatifs en Haïti et entraine la lourde charge des ménages d’assurer le financement de l’éducation des enfants.
Dans le contexte de la crise actuelle, la question du financement de l’éducation devient plus complexe. En effet depuis la publication du premier calendrier fixant la rentrée des classes au 5 septembre 2022, certains parents ont déjà consenti de grands sacrifices pour s’acquitter de leurs obligations financières relatives à la scolarité des leurs progénitures. Depuis la promulgation de la loi Bastien sur les frais de scolarité en Haïti, les Directeurs des écoles privées imposent aux parents l’obligation de payer la scolarité annuelle en trois tranches, dont un premier versement de 50% avant la rentrée et deux autres versements de 25% entre janvier et avril. Pourtant l’année scolaire 2022-2023 n’a démarré que le 7 novembre 2022 pour certaines écoles, en décembre pour d’autres et plus tard encore pour 27% des écoles. Cette réalité pose de nombreux défis : Suivant le premier versement équivalent à 50% de la scolarité annuelle, peut-on demander aux parents de faire les deux autres versements pour cette année scolaire qui a démarré fort tardivement ? L’Etat doit-il imposer un arbitrage pour préserver les intérêts de chaque partie dans ce contexte de crise ?
Retard ou absence de rémunération des personnels enseignants
La question des salaires des travailleurs et travailleuses de l’éducation dans le secteur privé a elle aussi, toujours été une question épineuse. N’ayant aucune protection sociale ni sécurité d’emploi, les travailleuses et travailleurs du secteur privé de l’éducation se trouvent constamment en situation de précarité. En plus de cela l’inexistence de convention collective de travail et l’absence du mouvement syndical dans ce sous-secteur les rendent de plus en plus vulnérables, sans recours pour défendre leurs intérêts auprès des employeurs. Dans cette situation, les propriétaires des écoles profitent pour exploiter les enseignantes et les enseignants de manière outrancière.
Une partie de ces collègues est ainsi privée de salaire depuis six mois pour certaines catégories et trois mois pour d’autres [5]. N’ayant aucun mécanisme pour défendre leurs intérêts et négocier les réaménagements de contrats de travail en situation de crise, ils sont à la merci du bon vouloir de leurs employeurs. En plus de cela le Gouvernement n’a pas jugé opportun d’entamer un dialogue tripartite entre l’Etat, les employeurs et les syndicats de l’éducation, dialogue qui aurait pu contribuer à atténuer les chocs de la crise sur la condition enseignante dans les écoles privées en Haïti. Dans de telles conditions, on ne peut que s’attendre à une dégradation de la motivation des enseignantes et enseignants, qui font déjà face aux impacts de la crise sur les plans économique, sécuritaire et psychologique. Ainsi les enjeux sur la qualité de l’enseignement et de l’apprentissage pour cette année académique 2022-2023 sont clairs : une accélération de la baisse de la qualité et un faible rendement scolaire.
Perspectives de sortie de crise : mobilisations sociales et solidarité internationale
A mi-chemin de la maturation de la crise haïtienne, les mouvements sociaux de revendication et de contestation avaient atteint un niveau sans précédent dans l’histoire d’Haïti. Les premiers mouvements de revendications ont éclaté dans plusieurs secteurs d’activités tels que l’éducation, la santé, les industries du textile, les services publics et les transports. Puis, face à la réponse répressive du pouvoir aux revendications des organisations sociales, on va assister à une transformation de la mobilisation en mouvement politique, sous forme de résistance aux manœuvres de répression et dans une tentative de contre balancement de la domination imposée par la violence, le crime et la corruption. A la suite de l’assassinat du Président Jovenel MOISE, les mouvements sociaux et politiques vont connaitre un déclin déconcertant dû aux velléités de chaque clan de s’accaparer le pouvoir avec l’objectif de satisfaire leur soif hégémonique.
Cet essoufflement de la mobilisation se manifeste sous plusieurs aspects. D’une part, le rythme de la mobilisation a connu une baisse d’intensité incontestable :
- Les mouvements de grève, de manifestations des rues et de rassemblements populaires se font de plus en plus rares. Par ailleurs, les acteurs se montrent incapables de s’entendre sur la nature et la forme de la gouvernance de la transition, démontrant une incapacité à formuler des solutions à la hauteur des défis auxquels fait face le pays et ce faisant, plongeant l’immense majorité de la population dans un désespoir fataliste.
- L’emprise des activités criminelles des bandes armées semant la peur, ainsi que la dénaturation des mouvements sociaux - en raison des velléités manifestes de certains groupes de s’accaparer le pouvoir et orienter la transition éventuelle dans le sens de leur projet clanique de pérennité hégémonique - n’ont fait qu’exacerber les effets néfastes de la crise sur les couches les plus touchées. Cela leur a fait perdre toute confiance dans le leadership des tenants de la société civile, du pouvoir et de l’opposition, en crise de crédibilité et de représentativité.
D’autre part, le double jeu de certains leaders des mouvements sociaux et politiques s’affichant comme des opposants tout en soutenant leurs petits copains au sein du pouvoir crée un sentiment de méfiance au sein de la population et handicape les efforts de ralliement. Cette dynamique provoque la délégitimation des acteurs exerçant les positons de leadership, créant ainsi un vide sur l’échiquier politique, qui peine à être comblé.
Appel à l’action et à la solidarité
Face à cette situation chaotique où le déclin semble plonger la population dans le désarroi, les organisations sociales qui restent fidèles à leurs engagements et à leurs convictions sont appelées à des actions de mobilisation et de résistance. L’Union Nationale des Normaliens/Normaliennes et Educateurs/Educatrices d’Haïti (UNNOEH) a bien initié ce mouvement de résistance par l’organisation de son 4e congrès les 22 et 23 août 2023 et le lancement de sa campagne de syndicalisation en exploitant les opportunités de la technologie, une capacité de mobilisation qu’elle a développée grâce à la solidarité de l’Internationale de l’Education (IE), la Fédération Canadienne de l’Education (FCE), la Fédération Nationale des Enseignantes et Enseignants du Québec (FNEEQ) et la Confédération Syndicale du Québec (CSQ). Aujourd’hui, les forces saines de la population haïtienne ont besoin de fédérer solidement leurs efforts de mobilisation et de mutualiser leurs moyens pour mieux organiser les actions de résistance capables de contrer les actions criminelles et mafieuses qui font affligent quotidiennement la population haïtienne. Aujourd’hui, plus que jamais, les mouvements de la résistance des forces saines d’Haïti appellent à la solidarité nationale et internationale pour donner une lueur d’espoir et de vie au peuple haïtien.
La présidence de Joseph Michel Martelly a été fortement marquée par l’instabilité gouvernementale : au cours de cette période de cinq ans, le pays a connu environ 3 Premiers Ministres et plus de 4 Gouvernement.
A travers ce programme, le Venezuela vend ses produits pétroliers à crédit à certains pays de la région à un très faible taux d’intérêt dont le remboursement est établi sur une période de 25 ans. Selon les termes de cette coopération, les pays concernés devraient utiliser les fonds générés pour entreprendre la mise en œuvre des plans de développement.
Le PHTK est un parti Politique créé par Michel Joseph Martelly durant son mandat présidentiel (2011-2015).
Dans une étude commanditée par UNNOEH et FENATEC, Financée par l’Internationale de l’Education (IE) et réalisée par le Docteur Pierre Enocque FRANCOIS ayant pour titre « Etude sur les conditions de travail dans le secteur privé de l’Education en Haïti » publiée en Janvier 2018, il a été démontré que le versement des salaires est très irrégulier en Haïti. Cette irrégularité peut s’expliquer par le fait que certains employeurs ont pris du retard à verser les salaires alors que d’autres ont décidé de ne verser de salaires que pour les dix mois de travail en salle de classe, les congés n’étant pas payés.
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