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Jake Brewer / Flickr
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Tendances à la privatisation de l’éducation dans les Caraïbes

Publié 9 février 2022 Mis à jour 17 juin 2024
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La privatisation est au centre des études sur l’éducation depuis de nombreuses années, en particulier dans les démocraties libérales occidentales. Toutefois, le phénomène est relativement sous-étudié dans la région des Caraïbes. Cela a son importance.

En effet, la privatisation croissante observée dans des pays tels que le Ghana, le Liberia, le Maroc, le Honduras et l’ Inde, révèle que cette cartographie incomplète de l’hémisphère Sud se conjugue souvent avec d’autres caractéristiques structurelles et/ou historiques, comme le colonialisme et la pauvreté. Cela s’ajoute aux dégâts sociétaux plus largement répandus que provoque la privatisation de l’éducation, comme les contrats de cession-bail ou les partenariats public-privé (PPP) au Canada et en Belgique et le système de coupons au Chili.

Il est donc urgent d’analyser la privatisation dans les Caraïbes.

Dans le cadre de notre recherche, nous avons ciblé dix nations caribéennes afin d’étudier l’étendue, l’intensité et l’impact des pratiques de privatisation dans la région en recensant les tendances, les principaux acteurs et les influences institutionnelles. Les nations visées étaient les suivantes : Antigua-et-Barbuda, la Barbade, le Belize, la Grenade, le Guyana, la Jamaïque, Saint-Kitts-et-Nevis, Sainte-Lucie, Saint-Vincent-et-les-Grenadines, et Trinidad-et-Tobago. Nous avons également cherché à comprendre le rôle des politiques publiques et des organisations supranationales, comme la Communauté caribéenne (CARICOM) et le Fonds monétaire international (FMI), dans la tendance à la privatisation. Nous nous sommes concentrés sur trois types de privatisation de l’éducation : 1) la privatisation exogène ou la participation directe du secteur privé dans la fourniture de produits et de services éducatifs ; 2) la privatisation exogène, dans laquelle les méthodes, les objectifs, la langue et les pratiques du secteur privé sont adoptés par les acteurs du secteur public ; et 3) la privatisation de l’État proprement dit, de ses fonctions et de son appareil d’élaboration de politiques. Notre étude de cas repose sur trois méthodes : l’analyse documentaire, des entretiens et des questionnaires. Les participant·e·s se composaient d’enseignant·e·s, de chef·fe·s d’établissement, de parents, de représentant·e·s de syndicats d’enseignants et de représentant·e·s d’organisations supranationales. Les résultats de cette recherche peuvent se résumer en cinq grandes constatations :

1) Un attachement résiduel à l’éducation publique

De nombreuses sources renvoient à l’éducation comme un bien public qu’il appartient à l’État de fournir. Ces sources sont notamment : les lois nationales sur l’éducation, comme celle d’Antigua-et-Barbuda de 2008 ; les entretiens avec des représentant·e·s de syndicats de l’éducation ; et, indirectement, les données extraites de questionnaires. Ainsi, lorsque les parents déclarent qu’un manque de qualifications des enseignant·e·s ou une méconnaissance de la matière affecte l’éducation de leur enfant, ils contribuent à plaider en faveur de l’enseignement public. Lorsque des enseignant·e·s soulèvent le problème de la « stratification permanente des élèves », il·elle·s font la même chose. Cette attitude résiduelle est toutefois insuffisante pour mettre un terme à la propagation ou à l’intensification de la tendance à la privatisation.

2. La privatisation est le chemin « par défaut » vers une amélioration

Nous avons recueilli de nombreuses preuves de la privatisation de l’éducation dans notre étude, qui supplante manifestement tout attachement antérieur à l’enseignement public. À titre d’exemple, le financement public inadéquat de l’éducation et un désir d’amélioration (qualifié de « modernisation ») de l’enseignement public ont incité de nombreux·euses participant·e·s à apprécier la privatisation. Cette conviction est renforcée par les politiques dans toute la région : les options largement disponibles pour améliorer l’ensemble du système éducatif dans les Caraïbes, tout comme au niveau international, s’appuient dans une large mesure sur un modèle de privatisation. Cette série de stratégies « par défaut » est souvent intégrée par les participant·e·s occupant des fonctions de direction dans l’éducation et au niveau régional. La modernisation est sans cesse associée à la privatisation dans le discours. Cela n’a rien de surprenant. Le même phénomène s’est produit dans d’autres pays. Les incitations financières que peuvent apporter les entités du secteur privé, en particulier les organisations supranationales, à l’enseignement public sont séduisantes, tout comme les méthodes commerciales de la privatisation endogène, qui sont présentées comme des caractéristiques intrinsèques et non problématiques d’une éducation « modernisée ».

Parfois, le « problème » de l’éducation a même été décrit comme une privatisation qui n’est pas « faite correctement ». Pour ces répondant·e·s, la solution réside dans plus de privatisation ou dans une privatisation plus efficace. Ainsi, un enseignant de la Barbade a déploré dans le questionnaire que l’évaluation des performances n’ait lieu que tous les trois ans et a appelé de ses vœux un système de primes afin d’inciter les enseignant·e·s à réaliser de meilleures performances.

3) Aucun grand acteur commercial évident

Nous avons demandé à tou·te·s les participant·e·s d’identifier les grands acteurs de la privatisation et aucune grande entreprise ou acteur international n’a été mentionné par qui que ce soit. De ce fait, notre étude n’a pas mis au jour les comportements prédateurs répandus des grands acteurs et organisateurs du secteur privé qui ont été signalés ailleurs dans le monde. Il semblerait que, dans les Caraïbes, du moins pour l’instant, la fourniture de fonds, de produits ou de services par le secteur privé puisse, pour la majeure partie, être considérée comme une marque de « bonne volonté » à petite échelle, à motivation religieuse ou au niveau communautaire. Dans l’enquête, par exemple, les défenseurs de la privatisation les plus couramment suggérés étaient les parents aisés. Il se peut également que les intentions égoïstes des acteurs privés, qu’il s’agisse d’entreprises de services éducatifs ou de philanthropes moins connus, échappent au radar. Néanmoins, des préoccupations concernant les motifs de la participation d’acteurs du secteur privé dans l’enseignement public commencent à émerger dans au moins un pays, à savoir Trinidad-et-Tobago, où un représentant d’un syndicat d’enseignant·e·s a mentionné sa désapprobation à l’égard, par exemple, du recours accru du ministère de l’Éducation à une entreprise privée nommée pour la fourniture de services éducatifs.

4) La sélection est le moteur de la privatisation

Une autre condition essentielle et un moteur de la privatisation de l’éducation sont l’existence de quasi-marchés à l’intérieur des systèmes éducatifs, dans lesquels la concurrence liée à la pratique extrêmement courante de la sélection au niveau des études secondaires conduit à préférer l’enseignement privé à l’enseignement public. Les tableaux de classement et les listes des meilleurs établissements servent ensuite d’informations sur le marché pour les parents. Cela soulève les questions suivantes : que peut signifier une telle situation pour les établissements publics, en particulier ceux situés dans les zones rurales ? Que peut signifier une telle situation pour les familles qui ne sont pas en mesure de payer ? Il semble qu’une éducation de qualité devienne un produit de consommation, ce qui limite l’égalité d’accès et l’équité et enfreint l’un des droits fondamentaux des enfants. Mais les tensions concurrentes au sein des systèmes éducatifs, telles que le salaire des éducateur·trice·s et les conditions de travail, semblent être le point d’attention des syndicats d’enseignants, qui peuvent former un rempart important contre la privatisation.

5) Compréhension variable de la privatisation

La confusion générale qui entoure ce qu’est la privatisation, ses caractéristiques et l’architecture conceptuelle, y compris en termes de langage, généralement utilisée pour développer des arguments en sa faveur, entrave également les efforts déployés par les syndicats pour lutter contre la privatisation. Nous avons constaté que les participant·e·s dont on pourrait s’attendre à ce qu’il·elle·s rejettent la privatisation acceptaient parfois le cadre conceptuel et linguistique de la discussion que préfèrent ses protagonistes. Les mots font un travail politique et idéologique et, ainsi, font accepter sans problème des descriptions de l’éducation qui mettent en avant la « modernisation », la « souplesse » ou la « flexibilité », le débat cessant avant même d’avoir commencé.

Au travers de documents politiques, les États nations des Caraïbes que nous avons étudiés semblent engagés à des degrés divers dans la voie de la privatisation en tant que mécanisme clé pour moderniser l’offre d’enseignement public et en améliorer les résultats. La sélection opérée à la fin de l’enseignement primaire dans de nombreux États des Caraïbes installe et renforce la notion d’éducation fondamentalement compétitive. Associée à une offre d’enseignement public inadéquate, cette sélection crée les conditions idéales pour la promotion et, en fin de compte, l’adoption de la privatisation de l’éducation. Alors que les participant·e·s trouvent parfois des avantages à la privatisation, nombreux·euses sont ceux et celles qui s’inquiètent de ses conséquences sur l’équité et la notion d’éducation en tant que bien commun.

Notre étude justifie nos recommandations selon lesquelles les responsables politiques doivent d’abord financer l’éducation pour éliminer les coûts supplémentaires souvent prohibitifs que doivent assumer les parents pour leurs enfants scolarisés. Il s’agit notamment des manuels scolaires et des activités extrascolaires. Ensuite, les responsables politiques devraient imposer les bénéfices provenant de l’intervention du secteur privé dans l’éducation afin de financer des actions visant à atteindre les objectifs énoncés dans les plans éducatifs et/ou les Objectifs de développement durable des Nations Unies pour l’éducation. Nous recommandons que les chercheur·euse·s analysent plus en détail qui sont les acteurs principaux de la privatisation de l’éducation dans les Caraïbes et que les syndicats d’enseignants sensibilisent à toutes les formes que revêt la privatisation de l’éducation, notamment la manière dont elle limite le débat en adoptant largement et sans se poser de question les définitions des termes clés données par les sociétés privées. Il est en effet difficile d’argumenter contre la privatisation en acceptant le sens des termes clés imposé par ses acteurs.

Consulter le rapport (en anglais) et le résumé de la recherche "Il est temps d’inverser la tendance à la privatisation de l’éducation dans les Caraïbes".

Le contenu et les avis exprimés dans ce blog sont ceux de son auteur et ne reflètent pas nécessairement la position officielle de l’Internationale de l’Education.