Après nombre d’années de sous-financement du secteur public, le secteur technologique privé a fait irruption dans pratiquement tous les services publics. Ses représentant·e·s soutiennent que leur seul objectif est d’améliorer la qualité des services publics à un coût réduit et avec une efficacité accrue. Deux secteurs en particulier sont en plein essor : les technologies de l’éducation et les technologies de la santé.
Le marché mondial de la santé numérique était évalué à 111,4 milliards de dollars en 2019 et devrait atteindre 510,4 milliards de dollars d’ici 2025 [1]. Le marché des technologies, l’EdTech, était évalué à 76.4 millions de dollars en 2019. Avec un taux de croissance annuel escompté de 18 %, la taille du marché devrait atteindre 285,2 milliards de dollars d’ici 2027 [2]. Dans le contexte de la pandémie de COVID-19 et de la récession économique attendue, les services publics seront très probablement encore plus vulnérables aux intérêts privés, car réaliser des économies sera au cœur de leurs préoccupations.
À en juger par les taux de croissance escomptés des marchés des technologies de la santé et de l’éducation, il semble évident que la numérisation des industries et des services sous le joug du secteur privé va se poursuivre. Dans le même temps, un peu moins de 50 % de la population mondiale n’a toujours pas accès à Internet [3], laissant plus de 463 millions d’enfants dans l’impossibilité de recevoir une éducation après la fermeture des écoles dans le monde entier à cause de la pandémie. Le monde avance au rythme de multiples contradictions. Pour les entrepreneurs du numérique, ces failles sont un marché inexploré prêt à être exploité. Il ne fait nul doute que les technologies numériques vont s’installer durablement.
Au cœur de ces contradictions, l’enquête mondiale menée par l’Internationale de l’Éducation (IE) auprès de ses membres sur les technologies numériques et l’avenir du travail dans l’éducation, « Enseigner avec la technologie : le rôle des syndicats de l’éducation dans la construction de l’avenir », offre un aperçu unique des réalités des syndicats de l’éducation. Elle montre comment le secteur de l’EdTech a un impact différent, mais aussi similaire, sur les régions. La technologie ne connaît pas de frontières.
Le cercle vicieux des technologies numériques : dépendance vis-à-vis du secteur privé, contrôle et surveillance des données
Les services publics étant à court d’argent, leur dépendance vis-à-vis du secteur privé va probablement s’accroître. En ce qui concerne les technologies numériques, nous entrons dans un cercle vicieux. A moins que les marchés publics, la sous-traitance et les accords de partenariat public-privé ne soient radicalement modifiés, la mainmise du secteur privé sur le pouvoir sera renforcée. Ce sont les acteurs du secteur privé qui détiennent les mégadonnées et les outils d’analyse des données. Le secteur public dépend de ces acteurs privés. Par conséquent, la capacité du secteur public à recueillir ses propres données de manière responsable et à effectuer ses propres analyses ne sera jamais renforcée, voire diminuera avec le temps. Cela augmentera sa dépendance vis-à-vis du secteur privé des technologies. Nous ne pouvons que supposer que le secteur de l’éducation est soumis au même cercle vicieux.
Les éducateur·trice·s, tout comme leurs collègues des autres secteurs, seront de plus en plus soumis·es à la surveillance qui est au cœur de tous les outils numériques. Dans la sphère du numérique, tout crée – ou extrait – des données. Ces données sont combinées, agrégées et transformées en de nombreuses analyses souvent peu intelligibles, qui calculent la probabilité que tel·le ou tel·le apprenant·e réussisse en mathématiques, ou qu’un·e éducateur·trice dans ce domaine, d’un genre et d’un âge donné, obtienne de mauvais résultats avec de grandes classes. Ces profils, connus sous le nom d'inférences dans le monde de la technologie, influenceront – que nous en connaissions l’existence ou non – notre vie personnelle et professionnelle et les opportunités qui nous sont offertes. C'est pourquoi l’auteure de « L’âge du capitalisme de surveillance », Shoshana Zuboff [4], appelle ardemment à rendre illégale la marchandisation de l’avenir des individus.
Rompre le cycle, ou pourquoi nous avons besoin d’une réglementation sur les technologies de l’information et de la communication (TIC) qui place l’humain avant le profit
Il est compréhensible que vous pensiez maintenant que toutes ces technologies sont néfastes. À bien des égards elles le sont. Mais elles ne doivent pas nécessairement l’être. Les technologies numériques ne sont ni bonnes ni mauvaises en soi. C'est pourquoi une réglementation est nécessaire pour orienter la technologie numérique vers une approche qui place l’humain et la planète avant le profit. Le secteur de l’EdTech pourrait servir de très bonnes fins, il pourrait notamment permettre d’autonomiser les apprenant·e·s. Il pourrait rapprocher les cultures et les traditions au-delà des frontières géographiques et accroître notre compréhension de l’« altérité ». Il pourrait aider les apprenant·e·s dans le besoin et les élèves très performants à réaliser leur plein potentiel. Il pourrait aider à suivre le temps de travail des éducateur·trice·s ainsi que l’équilibre entre le temps administratif et le temps d’enseignement, et il pourrait suggérer de nouvelles méthodes d’enseignement et de nouvelles recherches. Dans une certaine mesure, les technologies numériques le font déjà, mais elles le font souvent au prix de notre droit à la vie privée et des droits humains. Les nombreuses inférences qui sont déduites ne disparaissent pas. Un enfant peu performant pourrait être stigmatisé comme tel pour le restant de sa vie.
Tracer la voie à suivre : le rôle crucial des syndicats
Quel est le rôle des éducateur·trice·s et des syndicats dans tout cela ? Pour que les syndicats conservent leur pouvoir d’action, ils doivent être consultés sur les questions de gouvernance et d’évaluation continue des technologies numériques mises en place sur les lieux de travail. Ils doivent tenir les dirigeant·e·s et les autorités responsables de l’impact de ces outils sur le droit à la vie privée et les droits humains. Ils doivent participer à l’évaluation des profils de risque générés par les systèmes – quels sont les individus ou les groupes qui, de manière intentionnelle ou non, seront lésés par l’algorithme ? L’outil est-il équitable, et si oui, pour qui ? Quels compromis sont faits et les syndicats peuvent-ils les accepter ? Et ainsi de suite... Il est donc nécessaire de préciser les détails de cette co-gouvernance. La mise en place de structures de co-gouvernance garantira aux éducateur·trice·s qu’il·elle·s seront inclus·e·s dans toute évaluation des technologies de l’Edtech et que leur voix sera entendue concernant les outils dont ils pourraient avoir besoin (la récente enquête de l’IE auprès des syndicats de l’éducation a montré que ce n'était actuellement pas le cas). Dans la plupart des pays et quel que soit le secteur concerné, il n’existe aucune structure de ce type. La Norvège fait toutefois figure d’exception. Depuis 30 ans maintenant, dans son accord-cadre central avec le secteur privé, et auparavant avec le secteur public également, le pays a inclus une disposition permettant la nomination d’un·e délégué·e syndical·e pour les données [5]. Cette institution unique doit être explorée davantage, imitée par d’autres et son rôle doit être élargi pour inclure la co-gouvernance des systèmes algorithmiques.
Une autre perspective qui reste largement inexplorée serait la négociation par les syndicats de droits beaucoup plus forts en matière de protection des données pour les travailleur·euse·s. Même dans le cadre du règlement général européen sur la protection des données (RGPD), les droits des travailleur·euse·s en matière de protection des données sont limités – notamment en ce qui concerne les inférences que nous avons évoquées précédemment. Dans de nombreuses autres juridictions où la réglementation des données est en vigueur, les travailleur·euse·s ne bénéficient soit d’aucune protection de leurs données (par exemple en Australie et en Thaïlande), soit, comme en Californie, n’en bénéficiaient pas jusqu’en 2021. Les syndicats doivent se battre pour remédier à cette situation. Je parle ici de la nécessité de négocier le cycle de vie des données au travail [6] comme le montre le graphique ci-dessous (« AIPD » signifie Analyse d’impact relative à la protection des données – Cf. RGDP, art. 35).
Le cycle de vie des données au travail
Image réalisée par Christina J. Colclough. Source : Colclough (2020), disponible ici : https://www.socialeurope.eu/workers-rights-negotiating-and-co-governing-digital-systems-at-work
Les syndicats doivent simplement renforcer leur capacité à relever les défis de nos économies et sociétés numérisées. C’est une tâche qui n'est ni aisée ni succincte puisque, comme le révèle l’enquête de l’IE, 68 % des syndicats de l’éducation indiquent ne pas proposer de formation sur la gouvernance des technologies numériques. Il faudra que les syndicats mettent leurs ressources en commun, réfléchissent intelligemment et s’entraident pour s’engager dans un avenir plus durable. Les dirigeant·e·s syndicaux·ales, les organisateur·trice·s, le secrétariat et les représentant·e·s du personnel doivent être formé·e·s pour mieux connaître les tenants et aboutissants des technologies numériques. Avec cette formation en place et une stratégie axée sur l’économie numérique, les revendications des syndicats en faveur d’un travail décent, de conditions de sécurité et du respect des droits humains ne pourront être ignorées.
Grâce à cette enquête et aux enseignements qu’elle permet d’en tirer, l’IE dans son ensemble peut prendre des mesures importantes en faveur d’une éthique numérique alternative : une éthique des travailleur·euse·s qui place l’humain et la planète avant tout.
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Cliquez ici pour télécharger le rapport complet de l’IE : « Enseigner avec la technologie : le rôle des syndicats de l'éducation dans la construction de l’avenir »
Cliquez ici pour télécharger le résumé du rapport (disponible en anglais, en français et en espagnol).
[1] https://www.globenewswire.com/news-release/2020/05/23/2037920/0/en/Global-Digital-Health-Market-was-Valued-at-USD-111-4-billion-in-2019-and-is-Expected-to-Reach-USD-510-4-billion-by-2025-Observing-a-CAGR-of-29-0-during-2020-2025-VynZ-Research.html
[ 2] https://www.prnewswire.com/news-releases/education-technology-market-size-worth-285-2-billion-by-2027-grand-view-research-inc-301095941.html
[3] https://en.unesco.org/news/new-report-global-broadband-access-underscores-urgent-need-reach-half-world-still-unconnected
[4] https://www.theguardian.com/books/2019/feb/02/age-of-surveillance-capitalism-shoshana-zuboff-review
[5] https://lovdata.no/dokument/TARH/tariff/tarh-2018-1/KAPITTEL_1-5#§5-3 article IV. En norvégien.
[6] Pour de plus amples informations, veuillez consulter cet article : https://www.socialeurope.eu/workers-rights-negotiating-and-co-governing-digital-systems-at-work(Colclough, 2020)
Le contenu et les avis exprimés dans ce blog sont ceux de son auteur et ne reflètent pas nécessairement la position officielle de l’Internationale de l’Education.