La professionnalisation des métiers de l’enseignement, initiée au début des années 90, s’est pensée sous le seul signe de la technicité. On ne parlait guère d’éthique à l’époque. Dans ce texte, nous voudrions montrer que loin d’être « un supplément d’âme », l’éthique est au cœur du professionnalisme enseignant.
La justice, vertu première
La première vertu éthique du professeur est assurément la vertu de justice parce qu’elle est reconnaissance des droits et des mérites. Il faut envisager la justice selon deux perspectives distinctes car le professeur peut se rapporter à l’élève de deux manières différentes. Tout d’abord, il se rapporte à l’élève en tant qu’il est un sujet de droits. Il y a des droits de l’enfant, il y a maintenant des droits de l’élève. Or, en tant qu’il se rapporte à des sujets de droits, le maître juste respecte les textes, il n’est pas au-dessus du droit. Ce n’est pas du formalisme mais l’assurance donnée que tous les élèves seront traités de la même manière, dans le respect de leurs prérogatives, même quand ils seront sanctionnés. Car il arrive parfois que les élèves fassent des bêtises. Etre juste, c’est déjà respecter la légalité. Or, l’enseignant ne s’adresse pas seulement à des élèves-sujets de droits qui, saisis sous cet angle, se ressemblent les uns les autres. Nous ne saurions en effet distinguer un sujet de droits d’un autre sujet de droits.
Il s’adresse aussi à des sujets apprenants qui, appréhendés cette fois sous le prisme de leurs capacités, apparaissent très différents les uns des autres. Sujets qui n’ont pas les mêmes motivations, les mêmes désirs et envies de réussir, sujets qui n’ont pas eu les mêmes chances et les mêmes soutiens. Cette différence – qui est celle du rapport social et épistémique au savoir – l’école ne saurait y être indifférente. En tant qu’il s’adresse à des élèves qui sont des sujets apprenants très différents les uns des autres, le maître juste sait aussi faire vivre la dialectique de l’égalité et de l’inégalité.Egalité dans les attentes et les visées car tous les élèves sont conviés à réussir.Inégalité dans les moyens mis en œuvre, les soutiens, les appuis, les étayages ; inégalité dans l’accompagnement au nom de difficultés d’apprentissage, certes contingentes, mais bien réelles.
La justice ne se manifeste donc pas dans le seul moment de l’évaluation qui, nous dit-on, doit être positive, elle s’inscrit plus fondamentalement dans l’organisation même de l’acte d’enseigner.La justice magistrale se décline donc selon deux versants. Le respect de la légalité en tant que le maître s’adresse à des élèves qui ont des droits, les mêmes droits (le droit à la parole, le droit d’être écouté, le droit d’être accueilli…), et le souci de l’équité en tant qu’il s’adresse à des élèves apprenants qui sont toujours des sujets singuliers aux capacités différentes.
Une éthique de la présence
Mais la vertu de justice, pour importante qu’elle soit, requiert la compagnie de deux autres vertus pour que l’on puisse parler d’une présence éthique du professeur car l’éthique enseignante est une éthique de la présence.On peut thématiser cette idée de présence en explicitant les trois lignes de sens qui la structurent.La présence : c’est d’abord un art d’être présent, à soi, aux autres, être en résonnance avec la classe, le groupe avec lequel on travaille. La présence : c’est aussi un art d’être au présent, être là, ici et maintenant, dans l’immédiate actualité de ce qui se déploie. Etre disponible, pourrions-nous dire. La présence : c’est enfin un art du présent au sens du cadeau, de ce que l’on donne, don de ses connaissances, de son savoir-faire, de son expérience… La présence est une manière d’être.
Mieux, c’est une manière d’habiter la classe. C’est peut-être ainsi qu’il faut comprendre le grand philosophe Emmanuel Lévinas lorsqu’il écrit que « le premier enseignement de l’enseignant, c’est sa présence même d’enseignant ». A Hannah Arendt philosophe allemande naturalisée américaine qui, dans La crise de la culture, affirme en une formule célèbre que vis-à-vis de l’élève le maître se signale en disant : « voici notre monde », Lévinas lui répond plus modestement que le maître se signale en disant : « me voici ». Mais ce « me voici » n’est pas un « j’assure » mais un « j’assume », il n’est pas une prise de pouvoir mais une prise de risque. On comprend dès lors que la vertu de justice, soucieuse des droits et des mérites, requiert d’être accompagnée de deux autres vertus, la vertu de bienveillance et la vertu de tact.
La bienveillance et le tact
Beaucoup de choses ont été dites et écrites sur la bienveillance ces derniers temps, et lorsque beaucoup de choses sont dites et écrites alors, inévitablement, quelques bêtises sont aussi dites et écrites. Il n’est pas sérieux par exemple de dire, comme certains ont pu le dire à la rentrée dernière en France, que la bienveillance n’est que de la complaisance. Dans la bienveillance, il ne s’agit pas de plaire mais de veiller. Le bienveillant est un veilleur, il veille au bien-être. Il est attentif à celui qui est dans la difficulté et le besoin. Par-delà le « se soucier », la bienveillance est un acte, un « prendre soin ».Un regard, un mot, un geste peuvent suffire. Ce n’est pas grand-chose mais c’est déjà beaucoup.
La bienveillance nous invite à apporter à l’élève confronté à l’inquiétude, à la désillusion et parfois même, disons-le, à la souffrance, une forme de réconfort. Je n’ai jamais compris ce que voulait nous dire le philosophe Alain lorsqu’il nous invite à faire la classe comme on balaie. Ou plus exactement, je l’ai trop bien compris, il en appelle à une justice froide, à une forme de détachement qui doit tenir à distance le monde des affects. Je n’ai jamais cru qu’une telle impassibilité pouvait nourrir une relation de confiance. Je n’ai jamais vraiment pu me résoudre à faire la classe ainsi ; j’essaie plutôt, à l’inverse, de balayer comme je fais la classe en essayant de ne pas trop maltraiter mon balai.
En écrivant La morale du professeur, il y a quelques années déjà, j’ai découvert toute l’importance de cette vertu discrète, presque invisible, qu’est le tact.Je suggère de le thématiser en le distinguant et en l’opposant à la civilité. Il ne s’agit pas bien évidemment de faire disparaître la civilité - vive la civilité - mais je crois que l’on ne comprend vraiment ce qu’est le tact qu’en le distinguant de cette autre grande qualité relationnelle qu’est la civilité. La civilité est respect des usages et des conventions alors que le tact se manifeste précisément là où les préconisations et les règles viennent à manquer. On peut inventorier les préceptes de civilité pour en faire des traités, rien de tel avec le tact qui s’invente dans son effectuation même. Le tact est improvisation car il est à la fois sens de l’adresse et sens de l’à-propos.
Sens de l’adresse car quand je parle à Paul je ne parle pas à Suzanne et quand je parle à Suzanne je ne parle pas à Mohammed. Et sens de l’à-propos : sens de ce qui doit être dit et comment cela doit être dit, mais aussi sens de ce qui doit être tu. Le tact n’est pas simple habileté mais bel et bien vertu. C’est la vertu du comment, comment on dit et on fait les choses car en éducation la manière dont on dit et fait les choses est tout aussi important que ce que l’on dit et fait. Il se manifeste dans le tact une sensibilité à autrui où s’esquissent les premiers mots, peut-être les premiers silences, d’une éthique de la parole. Justice, bienveillance, tact, l’éthique professorale doit nouer ces trois vertus. La justice car elle est reconnaissance des droits et des mérites, l a bienveillance car elle est attention à la fragilité e t le tact car il est souci du lien. On pourrait dire les choses d’une autre manière mais ce serait encore dire la même chose. La justice car elle est souci du collectif et des équilibres, la bienveillance car elle est souci des sujets singuliers et le tact car il est souci de la relation elle-même.
Une exemplarité non héroïque
L’exemplarité professorale, la nécessaire exemplarité professorale, n’est finalement rien d’autre que la fidélité à ces trois grands principes moraux. Il est parfois difficile d’être rousseauiste car, contrairement à ces illustres contemporains, Rousseau ne pense pas l’école. Il parle d’éducation et d’apprentissage ( Emile ou de l’éducation), il parle la même année de politique et de démocratie ( Du contrat social) mais il ne pense pas ce qui précisément permet d’articuler l’éducation et le politique : l’Ecole. Emile et son précepteur Jean-Jacques dialoguent en terrain vague, « loin des noires mœurs de la ville », dans une sorte de no man’s land institutionnel où rien n’est balisé et assigné. Rousseau n’a pas d’autre modèle à nous proposer que celui de la relation préceptorale. En revanche sur la question de l’exemplarité, Rousseau vise juste. Lisons-le :« Une autre erreur que j’ai combattue, mais qui ne sortira jamais des petits esprits, c’est d’affecter toujours la dignité magistrale et de vouloir passer pour un homme parfait dans l’esprit de votre disciple.(…) Montrez vos faiblesses à votre élève si vous voulez le guérir des siennes ; qu’il voie en vous les mêmes combats qu’il éprouve, qu’il apprenne à se vaincre à votre exemple (… ). »
L’exemplarité n’est pas à chercher du côté de la perfection, d’une impossible perfection mais, tout au contraire, du côté d’une fidélité silencieuse à quelques grands principes. C’est cet engagement obstiné et sans emphase qui rend le professeur respectable aux yeux de ses élèves. L’exemplarité professorale - et ce n’est pas un paradoxe de dire cela - est une exemplarité ordinaire. Elle ne demande pas d’être un surhomme ou une surfemme. Tout professeur peut raisonnablement souscrire à cette conception non héroïque de l’exemplarité. Or, la fidélité à une réalité qui n’est pas de l’ordre de la force, comme le sont des principes éthiques, la philosophe Simone Weil appelle cela « sainteté ». En ce sens, il peut y avoir de la sainteté au cœur de l’école laïque. Elle ne réside ni dans l’exaltation d’un dévouement sans limite ni dans l’assomption d’une vocation exacerbée mais, plus modestement, dans une fidélité silencieuse à quelques grands principes moraux.
Le serment de Socrate
Mais l’éthique professorale, même si elle n’est pas l’éthique du héros ou du saint, est souvent vacillante et toujours fragile,car il y a quelque chose qui est de l’ordre de Sisyphe dans le métier de professeur. Faire, refaire, encore refaire, toujours refaire… L’usure du même.Ne mésestimons pas ce défi qui, d’une autre manière, est le défi du temps car il s’agit de durer. Etpour relever ce défi, pour se maintenir dans une forme de constance éthique, un professeur peut prendre appui sur le comportement respectable d’une grande majorité de collègues mais il doit aussi pouvoir s’adosser à un cadre déontologique clair.
Toute profession a une déontologie mais celle-ci n’est pas toujours clairement explicitée. Rappelons qu’une déontologie inventorie les normes et les recommandations auxquelles des professionnels entendent se soumettre dans l’exercice de leur mission pour s’acquitter de celle-ci de belle manière. C’est pour cette raison que je milite pour l’instauration, en France, d’une charte publique de déontologie pour les professeurs. Mieux, je milite pour une entrée solennelle dans le métier, ce que l’on pourrait appeler « le serment de Socrate ». Car ce n’est pas chose de peu que d’avoir à enseigner à ceux qu’Hannah Arendt appelle « les nouveaux venus ».Notre défi est aujourd’hui de penser une véritable formation éthique et déontologique. Formation qui au-delà des activités spécifiques qu’elle propose (analyse de situations exemplaires, travail sur des dilemmes moraux…) sache organiser le groupe de formés en ce que la philosophe américaine Nel Noddings appelle « une communauté a-sermentée », c’est-à-dire en une communauté animée par un esprit de compréhension et de bienveillance réciproque.
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