Les chèques-éducation qui émanent des nouvelles « réformes » de l’enseignement public font polémique. Ayant pour objectif d’offrir des opportunités aux personnes défavorisées et de rendre l’enseignement plus équitable, les chèques-éducation qui étaient d'abord en vogue aux Etats-Unis se sont propagés dans d’autres pays. Pourtant, beaucoup ignorent que ces chèques-éducation étaient déjà utilisés sous d'autres formes pour nuire à l’enseignement public à la fin des années 1950. Ils servaient en effet à contourner la législation nationale afin de préserver le modèle de ségrégation raciale dans les écoles.
La ségrégation raciale et les chèques-éducation
L’arrêt Brown v. Board of Education of Topeka [1] rendu à l’unanimité le 17 mai 1954 par la Cour suprême des Etats-Unis va à l’encontre de l’ancien arrêt Plessy v. Ferguson de 1896. Ce dernier autorisait la ségrégation raciale dans les écoles publiques pourvu que la qualité de l’enseignement soit la même pour les deux races.
Dans l’arrêt rendu en 1954 par Earl Warren, Président de la Cour suprême (et ancien Gouverneur républicain de Californie nommé à la Cour suprême par le Président Eisenhower), la Cour a statué que « la doctrine ‘séparés mais égaux’ n’a pas sa place dans le domaine de l’enseignement public ». La Cour a conclu que les écoles ségréguées sont « par nature inégales ».
Dans un arrêt ultérieur qui regroupait des affaires judiciaires similaires sous le nom de « Brown v. Board of Education », la Cour suprême a ordonné aux tribunaux de première instance d'appliquer la précédente décision dans les autres affaires « le plus rapidement possible ». La NAACP (Association nationale pour la promotion des gens de couleur) a mené une bataille juridique de longue haleine, même à la suite de cet arrêt historique.
L'une de ces affaires a été portée devant les tribunaux de l’Etat de Virginie, gouverné par « l'organisation » du sénateur démocrate Harry F. Byrd. C’était un homme riche et l'un des principaux défenseurs de la ségrégation raciale et des privilèges accordés aux Blancs. Le sénateur Harry F. Byrd était une figure de proue de la « résistance massive » contre l’arrêt de la Cour suprême en Virginie et ailleurs. Les stratégies utilisées par la « résistance » consistaient, entre autre, à fermer les écoles qui avaient décidé de rouvrir en tant qu’écoles intégrées.
Les idéologues libertarien(ne)s radicaux/ales
Sous l’égide de James Buchanan [2], des économistes libertarien(ne)s et des avocat(e)s ont élaboré une autre approche afin de contourner la décision de la Cour suprême de Virginie relative à la fermeture de toutes les écoles publiques, en dépit du fait que la Constitution de Virginie les rendaient obligatoires. La logique derrière cette stratégie étant que, comme la Cour suprême faisait uniquement référence aux écoles publiques, la décision ne s’appliquerait pas aux écoles privées. Bien que le terme « chèques-éducation » n’existait pas encore à l'époque, l'idée d'octroyer des allocations aux parents afin qu'ils puissent inscrire leurs enfants dans des écoles privées et uniquement fréquentées par les Blancs était née. Cette « expérience » s'est achevée en 1964, lorsque la Cour suprême des Etats-Unis a décidé d'interdire les allocations de scolarité dans l’enseignement privé en Virginie. Cette même année, les écoles du comté du Prince Edward ont rouvert leurs portes en tant qu’écoles intégrées.
James Buchanan et ses partisans étaient les « cerveaux » derrière les nombreuses tentatives visant à préserver les écoles ségréguées. Ils mirent au point un système de croyances et de stratégies qui ne se limitait pas à la supériorité blanche et visait également à protéger les riches de l’impôt et les entreprises de la régulation tout en s’opposant aux forces populaires en faveur de la démocratie. De manière générale, ils s’attaquaient principalement à l’enseignement public, au gouvernement, aux syndicats, à la sécurité sociale et à toute force collective qui menaçait de limiter le pouvoir des élites fortunées.
Les frères Koch
La collaboration entre James Buchanan et le milliardaire Charles Koch a permis de financer durablement des activités de recherche universitaire (par exemple, l’Université George Mason en Virginie), mais également des « think-tanks » (groupes de réflexion), tels que le Cato Institute.
Cependant, les frères Koch ne se sont pas contentés de financer des recherches souvent douteuses, ils ont aussi développé un vaste réseau d’organisations. Les activités de l’empire Koch exerçaient une influence à l’échelle de l’Etat [3] et pesaient sur la vie politique. A titre d’exemple, elles ont joué un rôle important dans l’offensive de Scott Walker, le gouverneur du Wisconsin, qui visait les enseignant(e)s et les autres employé(e)s du secteur public, une offensive qu'il a lui-même décrite comme son plan pour détruire le pouvoir des syndicats au sein de l’Etat. Scott Walker et ses partisan(e)s souhaitent désormais réinstaurer le modèle ségrégationniste dans certaines écoles du Wisconsin.Bien sûr, la décision Janus v. AFSME [4] qui porte atteinte du même coup aux enseignant(e)s, aux syndicats du secteur public, à l’enseignement public et au mouvement syndical, tombe à pic dans leur triste petit monde.
Bien qu’elle soit peu connue du public, la machine Koch exerce un rôle considérable dans la sphère politique tant au niveau des Etats qu’à l’échelle fédérale. Le départ à la retraite de David, le frère de Charles Koch, affaiblira son rôle politique, mais le dispositif mis en place par les deux frères restera probablement bien ancré.
Les chèques-éducation: la renaissance d'une mauvaise idée
Ces dernières décennies, les chèques-éducation sont devenus des instruments courants de la « réforme » scolaire aux Etats-Unis. Ils sont également en plein essor dans d’autres pays. L'expérience démontre clairement que, dans la plupart des cas, ces chèques ne sont pas gage d'une éducation de qualité et semblent en revanche renforcer la ségrégation raciale et les inégalités. Dans de nombreux Etats, les écoles connaissent de fait, une re-ségrégation. Même en Californie, loin du Sud profond, les chèques-éducation ont eu un effet de ségrégation.
La propagation des chèques-éducation en dehors des rangs de l’extrême droite, au-delà de ceux qu'on pourrait poliment qualifier de « fous », est un constat inquiétant. De cette expérience, on retient que l’élaboration de mesures politiques devrait être un processus sérieux, basé sur de véritables informations et non sur des spéculations, et que ce processus devrait impliquer pleinement les éducateurs/trices qui baignent dans l’enseignement chaque jour.
Un autre enseignement à tirer serait de regarder parfois en arrière. Il est en effet peu probable qu’un système conçu dans les années 1950 visant à ce que les Afro-Américains restent à leur place et à maintenir l’élite au sommet soit un catalyseur du progrès social des personnes défavorisées et des minorités. Un bref coup d'œil objectif sur l’histoire permet de gagner du temps et d’éviter de commettre des erreurs absurdes.
[1] https://www.britannica.com/event/Brown-v-Board-of-Education-of-Topeka
[2] Le fondement intellectuel du courant de pensée libertarien d’extrême droite provient en grande partie, de manière directe ou indirecte, de son travail. Le contexte de cette œuvre est principalement issu de « Democracy in Chains»
[3] Lorsque le American Legislative Exchange Council (ALEC) fut fondé en 1973 comme organisation à but non lucratif, il regroupait des représentant(e)s du secteur privé et des responsables politiques conservateurs/trices à l’échelle de l’Etat. L'ALEC est presque entièrement financé par des grandes entreprises. Au début, l'organisation était totalement inconnue en dehors de la sphère politique et une sorte de mystère semble toujours l'entourer. Son influence sur la législation et la réglementation n'a cessé de se renforcer et ses activités ont été rendues publiques au fur et à mesure que le travail des membres a été révélé par des organisations et des journalistes, notamment en ce qui concerne le rôle exercé par les frères Koch.
[4] Le 27 juin 2018, la Cour suprême des Etats-Unis, s’est prononcée en faveur du plaignant dans un vote serré de 5 voix contre 4 statuant qu'un employé non-syndiqué de l’Etat de l’Illinois n’était pas dans l'obligation de verser des frais d'un montant inférieur aux cotisations syndicales pour des services syndicaux que la Fédération américaine des employé(e)s de l’Etat, des comtés et des municipalités (American Federation of State, County and Municipal Employees - AFSCME) est tenue d’assurer en vertu de la loi. Ces services incluent notamment la négociation et la mise en place de conventions collectives, ainsi que la défense des droits qui en découlent dans les procédures de règlement des conflits. La Cour suprême a décidé que le paiement d’une cotisation constituait une violation de la liberté d'expression de M. Janus. Ce principe sera notamment appliqué par les tribunaux de première instance à travers le pays et contraindra les syndicats à représenter les employé(e)s gratuitement sous peine de s’exposer à des poursuites judiciaires très onéreuses de la part d’employés non-syndiqués pour cause de « non-représentation ». Ce jugement risque de fragiliser considérablement les travailleurs/euses et leurs syndicats, et c'est justement le véritable objectif de cette décision. Il ne s’agit pas de protéger les droits des individus mais plutôt d'affaiblir le pouvoir collectif des travailleurs/euses à défendre leurs propres intérêts.
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