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#WDR2018 à l’épreuve des faits n°12: La Banque mondiale face au tableau noir: le Rapport sur le développement dans le monde vu par un enseignant, par Jelmer Evers

Publié 30 janvier 2018 Mis à jour 14 mai 2018
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Les collègues de l’école où j’enseigne ont probablement une connaissance assez superficielle de la Banque mondiale, au moins pour celles et ceux qui enseignent l’économie, l’histoire, la géographie ou les sciences sociales. Pour les autres, je dirais que le nom ne leur est pas inconnu, mais c’est tout. Et pourtant, ils sauraient reconnaitre en un rien de temps sa politique, le ton qui la caractérise et les messages implicites qu’elle promeut depuis longtemps au sujet de l’éducation et des enseignant(e)s.

La nouvelle gestion publique (NGP) en éducation se traduit par une dynamique de marchandisation qui s’opère à travers un développement du choix scolaire, l’application de normes plus précises concernant les étudiant(e)s et les enseignant(e)s, des dispositifs punitifs à l’appui de l’obligation de rendre compte, au travers des tests standardisés et d’une approche descendante en matière d’inspection scolaire, le classement des établissements scolaires, la rémunération aux résultats, la flexibilité de l’emploi et même la privatisation pure et simple; et bon nombre de ces caractéristiques gangrènent l’enseignement aux Pays-Bas, et m’affectent moi-même, depuis une vingtaine d’années (Evers et Kneyber 2013).

Je me souviens très bien de cette fois où l’inspection néerlandaise s’est rendue dans mon école UniC en 2010 et nous a passé un savon en raison de certains résultats, plutôt faibles, et pourtant très importants au regard de l’obligation de rendre compte. Notre équipe avait déjà mis sur pied un plan d’amélioration, tout en maintenant notre vision progressiste et notre pédagogie. Mais l’inspection a insisté pour que nous adoptions une approche plus traditionnelle et standardisée. Nous avons dû lutter longtemps avant de l’emporter. Et en chemin, nous avons perdu des enseignant(e)s de qualité. Ce fut une expérience douloureuse, que je n’oublierai pas de sitôt.

La Banque mondiale recommande depuis toujours ces politiques de méfiance, l’obligation de rendre compte à l’égard de l’extérieur et la privatisation, et défend une vision étroite de l’éducation (Mundy et Verger 2015; Fontdevila et Verger 2015; Murphy 2007), un modèle « déficitaire » de la profession enseignante. Comme le souligne Clara Fontdevila dans ce blog pour l’Internationale de l’Education, la Banque mondiale promeut« la vision des organisations d’enseignant(e)s en tant que problème, l’absence d’un discours sur le bien-être de cette profession, ou le fait de concevoir les enseignant(e)s comme des ressources humaines à gérer et non comme des acteurs actifs du changement dans l’éducation ».

Dans son dernier Rapport sur le développement dans le monde, qui porte essentiellement, et pour la première fois, sur l’éducation, la tonalité diffère quelque peu. Et nous nous en félicitons. À la lecture du rapport, toutefois, des inquiétudes subsistent, notamment en examinant de plus près le comportement de la Banque, dans la pratique.

Tout d’abord, il est intéressant de noter le type de langage utilisé par la Banque mondiale. Le rapport évoque la « crise de l’apprentissage », souligne que « scolarisation n’est pas synonyme d’apprentissage » et privilégie le terme d’« apprenant(e)s », renonçant progressivement au terme « éducation » au profit de celui d’« apprentissage »  Il est dit que« scolarisation n’est pas synonyme d’apprentissage. L’éducation est un terme imprécis, et il convient donc de le définir clairement. La scolarisation correspond au temps qu’un étudiant passe en classe, tandis que l’apprentissage est le résultat, ce que la scolarisation apporte à l’étudiant. » (p. 45).

Toutefois, l’éducation n’est pas tant imprécise qu’elle est multidimensionnelle. Selon Gert Biesta, l’éducation répond à plusieurs objectifs, qualification, socialisation et subjectivation, souvent en conflit les uns avec les autres. La qualification porte sur les connaissances et les compétences dont les étudiant(e)s ont besoin pour assumer leur rôle au sein de la société et dans la sphère professionnelle, ils sont ainsi qualifié(e)s, aptes à réaliser certaines choses. La socialisation concerne l’internalisation des normes, valeurs, culture et histoire de la société dans laquelle vous vivez. Et la subjectivation a trait à l’importance des étudiant(e)s en tant qu’individus « existant en tant que sujets d’initiative et de responsabilité »(Biesta p.77). L’affirmation selon laquelle l’éducation est imprécise, contrairement à l’apprentissage qui, lui, serait précis, ne tient pas. Il est plutôt question de savoir comment affronter les jugements moraux allant de pair avec la nature multidimensionnelle de l’éducation. Dans ses travaux, Gert Biesta critique également le « désapprentissage de l’enseignement (learnification) »:

« Le désapprentissage englobe l’incidence de l’avènement d’un nouveau langage de l’apprentissage sur l’éducation. L’avènement du nouveau langage de l’apprentissage est perceptible dans la tendance à ne plus parler d’élèves, d’étudiants, d’enfants et d’adultes mais de les désigner en tant qu’apprenants; à désigner l’école comme étant un environnement d’apprentissage ou un lieu d’apprentissage ; et à ne pas décrire la tâche des enseignants en termes d’enseigner et donner cours mais comme facilitant l’apprentissage. La transformation de l’éducation pour adultes en apprentissage continu (ou apprentissage tout au long de la vie) fait partie de cette évolution.» (Biesta 2015 p. 76)

Et ce constat est problématique. Comme Biesta (2015) le soutient:« Considérant que le langage de l’apprentissage est un langage qui décrit des processus et qui, du moins en anglais, est très individuel et individualisant, l’enseignement porte quant à lui systématiquement sur des questions de contenu, de finalité et de relation.» (p. 76). Il exige le jugement des personnes qui se consacrent à l’éducation, à l’école, tout autant que des  décideurs/euses politiques et des chercheurs/euses en la matière. L’apprentissage est axé sur les résultats, mais« ces théories en elles-mêmes ne nous donnent pas accès au construit et à la justification de ces contextes et environnements eux-mêmes. Pour cela, nous avons besoin des théories de l’enseignement et de l’éducation »(Biesta 2015 p. 77). Le langage de l’apprentissage et le fait qu’il porte essentiellement sur des résultats permet de gérer et de mesurer plus aisément l’enseignement. Et bien que la Banque mondiale, dans son Rapport sur le développement dans le monde (RDM), affiche une plus grande retenue que par le passé, elle imprime néanmoins une certaine orientation à son rapport et à sa politique, s’inscrivant dans le cadre d’une tendance plus importante.

Le rapport se fait une fois de plus l’écho de la défaillance de l’enseignant(e) et de l’école. L’intitulé d’une des sections constate que « Les systèmes éducatifs ne sont pas axés sur l’apprentissage» (p.80). Il poursuit en déclarant que« les enseignants n’ont pas souvent la motivation ou les compétences voulues» (p. 80). Et c’est même le premier constat qui est dressé, soulignant leur manque de connaissances, d’expertise et de motivation. Le fait qu’ils ne se présentent pas toujours à leur travail est considéré comme une« perte de temps d’enseignement ».« Ce problème est particulièrement préoccupant dès lors que les salaires des enseignants constituent le plus gros poste budgétaire des systèmes éducatifs (…) La réduction de l’absentéisme dans ces établissements serait 10 fois plus rentable pour augmenter le temps d’interaction professeur-étudiant que d’embaucher des enseignants supplémentaires» (p. 80). A la page 81, un encadré et un graphique portent le titre plutôt suggestif suivant:« Les enseignants estiment parfois qu’un faible niveau d’implication est justifié» (p.81). Les enseignant(e)s sont en général décrit(e)s comme non motivé(e)s et insuffisamment qualifié(e)s, et leur absentéisme est mentionné à plus de 30 reprises. Mais comme le souligne clairement l’article de Marie Antoinette Corr sur le blog de l’IE, la problématique doit être abordée de façon plus nuancée.

En tant qu’enseignant, j’ai appris à aborder avec prudence les tentatives d’influence des institutions internationales dans la sphère des politiques éducatives. S’agissant de réformes éducatives, la Banque mondiale affiche de troubles antécédents et je me montre particulièrement méfiant à l’égard de celle-ci en tant qu’institution. Pendant longtemps, elle ne s’est guère souciée d’agir dans le meilleur intérêt de mes étudiant(e)s et de ma profession. Bien que le RDM contienne bon nombre d’éléments positifs, les pratiques concrètes de la Banque mondiale restent très préoccupantes. Elle promeut à présent l’établissement d’un système mondial de mesure de l’apprentissage (p.97), mais je ne pourrais en aucun cas accorder ma confiance à une organisation qui, comme elle, milite pour qu’un tel système soit assorti d’un dispositif de surveillance. Les discours positifs de ce type, je les ai déjà entendus si souvent de la bouche de décideurs/euses néerlandais(es), qui ont pourtant maintenu leurs pratiques néfastes à l’origine de la déprofessionnalisation des enseignant(e)s et du creusement des inégalités au sein du système. Tant que ce décalage existera, je resterai méfiant. Et cela devrait inquiéter la Banque mondiale. Face à l’affaiblissement des démocraties libérales et des institutions nées après la Seconde Guerre mondiale, elle devrait chercher à inspirer confiance auprès de ceux qu’elle sert. S’agissant de la conception et la mise en œuvre des politiques, il est absolument essentiel que les membres de la profession puissent avoir voix au chapitre et ce, dans les pays du Nord comme du Sud. Si cette participation ne peut pas être garantie, je crois alors qu’il est temps d’envisager de nouvelles institutions.

Bibliographie

Biesta, G. (2015), What is Education For? On Good Education, Teacher Judgement, and Educational Professionalism. European Journal of Education, 50: 75–87.

Evers, J. & Kneyber, R., 2013. Het alternatief : weg met de afrekencultuur in het onderwijs! Amsterdam: Boom.

Fontdevila, C. & Verger, A., 2015. The World Bank’s Doublespeak on Teachers: An Analysis of Ten Years of Lending and Advice, Bruxelles: Internationale de l'Education.

Mundy, K. & Verger, A., 2015. The World Bank and the global governance of education in a changing world order. International Journal of Educational Development, 40, pp.9–18.

Murphy, J., 2007. The World Bank and Global Managerialism, London: Routledge.

Le contenu et les avis exprimés dans ce blog sont ceux de son auteur et ne reflètent pas nécessairement la position officielle de l’Internationale de l’Education.