Note préparée par l'Internationale de l'Education à l'intention de la réunion d'experts sur l'accès universel aux services de la Conférence des Nations unies sur le commerce et le développement (CNUCED), Genève (Suisse), 14 au 16 novenbre 2006.
I. INTRODUCTION
1. Il est communément admis que l'accès universel à une éducation de qualité est vital pour la promotion du développement économique, culturel, social et individuel. Les Etats ont adopté des stratégies variées pour parvenir à la participation universelle à l'enseignement primaire et secondaire et promouvoir un accès équitable à l'enseignement supérieur fondé sur le mérite. Souvent, l'éducation publique côtoie l'éducation privée. Des redevances, prenant la forme de frais d'inscription, ne sont pas rares, en particulier au niveau de l’enseignement supérieur. Plus récemment, d'aucuns ont vu dans la libéralisation du commerce et l'ouverture des marchés l'occasion de fournir des services d'éducation plus efficaces et d'améliorer les infrastructures et les capacités, en particulier dans les pays en développement où les fonds publics destinés à l'éducation ne suffisent pas à répondre à la demande.
2. Pourtant, la libéralisation du commerce comporte des risques non négligeables. Elle peut avoir des répercussions considérables sur la réglementation existante en matière d'éducation publique et également restreindre la marge de manoeuvre politique dont les gouvernements ont besoin pour promouvoir l'objectif d'accès universel à l'éducation. Des engagements contraignants en matière de services d'éducation, pris dans le cadre d'accords comme l'accord général sur le commerce des services (AGCS), peuvent mettre en péril les mesures réglementaires en vigueur et contraindre les gouvernements à modifier la réglementation ou à adopter de nouvelles mesures réglementaires.
II. COUVERTURE DES SERVICES D'EDUCATION DANS L'AGCS
3. L'éducation reste l'un des secteurs faisant l'objet du nombre le plus réduit d'engagements dans le cadre de l'AGCS, ce qui traduit en partie les inquiétudes de nombreux pays concernant le fait que la libéralisation du commerce pourrait affecter négativement la qualité et l'accessibilité de l'éducation. Ces inquiétudes sont soulignées par la couverture étendue de l'AGCS. L'accord couvre toute mesure, prise par tout gouvernement ou autorité déléguée à quelque niveau que ce soit, qui affecte la fourniture d'un service. Hormis l'article I:3, l'accord ne contient ni une exclusion spécifique relative aux services publics, comme l'éducation, ni une exclusion protégeant les autorités gouvernementales qui réglementent le secteur des services publics [1]. Il met également sur un pied d'égalité les fournisseurs de services privés et publics [2]. De la même façon, l'AGCS traite de la même manière les fournisseurs de services à but lucratif ou non [3].
4. Le préambule de l'AGCS stipule que les membres ont le droit de réglementer la fourniture de services sur leur territoire et d'introduire de nouvelles réglementations les concernant afin de répondre à des objectifs de politique nationale...". Toutefois, ce préambule n'est pas contraignant et est subordonné aux obligations plus spécifiques et plus contraignantes contenues dans l'accord.
5. L'article I:3 de l'AGCS contient une exclusion générale relative aux "services fournis dans l'exercice du pouvoir gouvernemental", mais ce dernier est défini de manière très étroite comme étant "tout service qui n'est fourni ni sur une base commerciale, ni en concurrence avec un ou plusieurs fournisseurs de services". Dès lors, deux critères doivent être satisfaits pour exclure les services publics d'éducation de l'application de cet article: l'éducation doit être fournie sur une base non commerciale et sa fourniture ne doit pas se faire en concurrence avec un autre fournisseur de services.
6. L'exclusion ne paraît donc pas s'appliquer aux services d'éducation lorsqu'ils sont fournis sur une base non commerciale, mais en concurrence avec un autre fournisseur de services. De la même façon, l'exclusion ne paraît pas s'appliquer aux services d'éducation fournis sur une base commerciale, même lorsqu'ils sont fournis sans qu'il y ait concurrence avec un autre fournisseur de services. L'exclusion semblerait donc s'appliquer uniquement aux cas où les services d'éducation sont fournis par des monopoles non commerciaux absolus. Or, dans la plupart des pays, les services d'éducation sont normalement fournis par une combinaison de fournisseurs publics et privés ou incluent fréquemment certains aspects commerciaux. Une lecture stricte de l'article I:3 indiquerait que ces services échappent à l'exclusion. En tout état de cause, chaque fois que surgit une incertitude concernant la portée de l'exclusion, le texte sera presque certainement interprété de manière stricte. Ainsi, par exemple, le Conseil du commerce des services de l'OMC a défendu l'idée que, même dans le cas de secteurs de services publics sensibles comme les services sociaux et de santé, l'exclusion ""devait être interprétée de manière étroite" [4].
7. En dépit de l'importance de la couverture des services d'éducation par l'AGCS, certains signes donnent à penser que quelques Membres de l'OMC n'apprécieraient pas la portée limitée de l'exception du "pouvoir gouvernemental". Nombre de gouvernements pourraient ne pas reconnaître que certains aspects des services d'éducation et de leur réglementation sont déjà soumis aux obligations de l'AGCS d'application horizontale, comme le traitement de la nation la plus favorisée et la transparence, notamment.
8. Le document d'information du Secrétariat de l'OMC sur les services d'éducation [5] n'aborde pas directement l'application de l'exception du "pouvoir gouvernemental" au secteur de l'éducation. Il conclut néanmoins que: “L'éducation de base fournie par le gouvernement peut être considérée comme relevant, selon la terminologie de l'AGCS, des services fournis dans l'exercice du pouvoir gouvernemental (qui ne sont fournis ni sur une base commerciale ni en concurrence avec d'autres fournisseurs). Cette déclaration mérite d'être notée dans la mesure où elle ne nie pas que l'éducation de base peut effectivement être couverte par l'exception du "pouvoir gouvernemental" en fonction du degré de participation du secteur privé et de la concurrence existant dans le système éducatif national.
9. Dans la plupart des pays de l'OMC, les services d'éducation sont rarement fournis exclusivement par le gouvernement, mais sont généralement financés par une combinaison de fonds publics et privés et dépendent de fournisseurs publics, privés à des fins lucratives ou non. Une exclusion plus efficace des "services publics" serait nécessaire pour protéger la capacité des gouvernements à fournir des services en recourant à la combinaison qui leur semble la plus appropriée pour garantir un accès universel à l'éducation.
III. ENGAGEMENTS SPECIFIQUES EN MATIERE DE SERVICES D'EDUCATION DANS LE CADRE DE L'AGCS
10. Durant le Cycle de l'Uruguay, plusieurs pays ont pris des engagements spécifiques sur les services d'éducation auxquels s'appliquent, sous réserve de certaines limitations, les disciplines en matière d'accès aux marchés et de traitement national. Avant la suspension des négociations du Cycle de Doha, plusieurs pays s'étaient préparés à présenter de nouvelles offres sur les services d'éducation. Toutefois, certains Membres peuvent ne pas savoir que, lorsqu'ils prennent des engagements spécifiques, certains aspects de leur système de services publics et de leur pouvoir réglementaire en la matière peuvent être soumis à des restrictions plus grandes en matière d'accès aux marchés et de traitement national en vertu de l'AGCS.
11. Les engagements spécifiques sont soumis aux obligations en matière d'accès aux marchés qui interdisent aux membres de maintenir ou d'adopter des mesures qui restreignent l'entrée de fournisseurs étrangers sur leur marché national. Selon l'article XVI de l'AGCS, les engagements en matière d'accès aux marchés empêchent les pays, sauf disposition contraire, d'adopter des mesures qui imposent des restrictions quantitatives aux fournisseurs de services ou à la valeur des transactions, limitent la participation de capital étranger ou restreignent les formes d'entité juridique (par exemple, à des fins lucratives ou non) d'un fournisseur de services. Ainsi, les engagements concernant l'accès aux marchés des services d'éducation pourraient limiter une série de mesures importantes pour le développement, comme le transfert de technologie et les besoins de recherche, l'exigence que les établissements d’enseignement étrangers soient bénéfiques à l'économique locale et que les subventions publiques de recherche et de développement accordées à des fournisseurs étrangers aient des retombées bénéfiques pour l'économie du pays d'accueil.
12. Sauf disposition contraire, les engagements spécifiques en matière de services d'éducation sont également soumis aux règles sur le traitement national (article XVII). Les prescriptions relatives au traitement national imposent aux Membres de l'OMC d'accorder "aux services et fournisseurs de services de tout autre Membre, en ce qui concerne toutes les mesures affectant la fourniture de services, un traitement non moins favorable que celui qu'il accorde à ses propres services similaires et à ses propres fournisseurs de services similaires". Des engagements non assortis de restriction dans les services d'éducation pourraient empêcher les Membres de traiter les écoles et les établissements d'enseignement nationaux plus favorablement que les institutions étrangères.
13. L'obligation de traitement national de l'AGCS peut donc s'appliquer aux subventions accordées aux écoles publiques. En ce qui concerne le secteur hospitalier, le document d'information de l'OMC précise que «Dans les secteurs faisant l'objet de listes, cela suggère que les subventions et autres avantages économiques similaires accordés à un groupe seraient soumis à l'obligation de traitement national de l'article XVII [Traitement national]" [6]. De la même façon, en réponse aux inquiétudes de fournisseurs de services privés cherchant à obtenir une part des subventions publiques aujourd'hui uniquement accessibles aux services publics, le Secrétariat de l'OMC a indiqué qu'un service public ne serait pas exclu si le gouvernement devait simplement "avoir un fournisseur de services opérant en concurrence avec le secteur privé" [7]. Il en résulte que, dans ce cas et lorsque des engagements spécifiques pertinents ont été pris, les fournisseurs de services privés à but lucratif auraient le droit, en vertu de l'AGCS, de chercher à obtenir une part des subventions qui auraient autrement été exclusivement destinées aux fournisseurs de services publics ou privés sans but lucratif. Ceci pourrait affecter les tentatives des gouvernements d'améliorer l'accès à l'éducation.
IV. REGLEMENTATION INTERIEURE
14. L'étendue de la couverture des services d'éducation dans l'AGCS pourrait également être élargie par les nouvelles disciplines proposées en matière de réglementation intérieure. En effet, ces nouvelles obligations prendraient appui sur l'article VI et couvriraient les mesures non discriminatoires relatives aux prescriptions et aux procédures en matière de qualifications, de normes techniques et d'octroi de licences. Ces catégories sont définies très largement par de nombreux Membres et peu de réglementations sectorielles sur les services y échappent.
15. Les prescriptions et procédures en matière de qualifications font référence aux prescriptions relatives aux titres ou aux certifications commerciales ou professionnelles nécessaires pour fournir un service donné, ainsi qu'aux manières dont la qualification d'un fournisseur de services est évaluée. L'objectif est de couvrir toutes les réglementations relatives aux examens, aux prescriptions sur les titres et à la vérification des qualifications.
16. Selon le Secrétariat de l'OMC, les normes techniques ne concernent pas uniquement les réglementations affectant "les caractéristiques techniques du service proprement dit", mais aussi "les règles selon lesquelles le service doit être fourni". Il s'agit d'une définition extrêmement large, qui couvrirait des normes dans pratiquement tous les secteurs de services. Dans le domaine de l'éducation, elle couvrirait vraisemblablement les prescriptions relatives à l'assurance qualité.
17. Les prescriptions relatives à l'octroi de licences pourraient s'appliquer tant à l'octroi de licences professionnelles qu'à l'accréditation des établissements, en passant par les licences de radiodiffusion, les licences accordées aux installations sanitaires et aux laboratoires, les permis de traitement des déchets et les procédures d'aménagement municipal.
18. Les disciplines proposées sont axées sur deux éléments essentiels: la transparence et la nécessité. Même si aucun accord n'existe pour l'instant sur la portée des nouvelles disciplines, certaines propositions donnent à penser que les réglementations sur les prescriptions en matière de qualifications, de normes techniques et d'octroi de licences doivent être "fondées sur des critères objectifs et transparents" et ne doivent pas "être plus rigoureuses qu'il n'est nécessaire pour assurer la qualité du service". Le "critère de nécessité" est extrêmement controversé dans la mesure où il imposerait que, en cas de contestation, les gouvernements démontrent que la réglementation adoptée n'est pas plus restrictive qu'il n'est nécessaire au plan commercial et qu'elle est nécessaire pour atteindre un objectif spécifique de politique gouvernementale. Les groupes spéciaux de l'OMC chargés de l'examen de l'article XX (Exceptions générales) du GATT ont appliqué une définition très stricte du sens de "nécessaire". Un Membre doit ainsi démontrer qu'il "n'existait pas de mesure alternative compatible ou moins incompatible avec l'Accord général".
19. L'ensemble de ces règles s'appliquerait aux mesures et réglementations non discriminatoires régissant les services, y compris les services d'éducation. En d'autres termes, même si des mesures comme les prescriptions en matière d'assurance qualité et d'accréditation des établissements devaient s'appliquer également aux établissements nationaux et étrangers, elles pourraient néanmoins être soumises à la discipline en matière de réglementation intérieure si des engagements ont été pris dans le secteur des services d'éducation.
20. En règle générale, l'application d'un critère de nécessité à la réglementation intérieure ne tient pas compte de la réalité de l'élaboration des réglementations dans le secteur éducatif et dans tous les autres secteurs. Les règles et les normes sont élaborées dans le cadre de compromis qui n'imposent ni la charge la plus lourde ni la charge la moins lourde aux fournisseurs de services. Exiger que toutes les réglementations soient les moins rigoureuses possibles limitera à la fois le contenu et le processus décisionnel démocratique.
21. Tous les Membres, et les pays en développement en particulier, ont besoin de flexibilité pour maintenir et étendre leur réglementation dans le secteur des services d'éducation. A mesure que les systèmes éducatifs se développent, la nécessité d'une réglementation complémentaire peut se poser. Il importe donc que les Membres conservent la flexibilité d'appliquer la réglementation adaptée à leurs objectifs de développement.
V. CONCLUSION
22. Peu de signes indiquent que les Membres de l'OMC ont pris la pleine mesure et bien apprécié l'importance de l'AGCS pour leur système d'éducation publique ou pour leur pouvoir réglementaire, tous niveaux de compétence confondus. Au vu de la reconnaissance croissante de l'étroitesse de l'exception du "pouvoir gouvernemental", certains gouvernements pourraient considérer qu'un examen approfondi est non seulement nécessaire mais urgent. Cette analyse est d'autant plus importante que certaines obligations existantes imposées par l'AGCS dépassent largement le commerce international et concernent l'essence même du pouvoir réglementaire intérieur des gouvernements.
23. Etant donné la suspension des négociations, les Membres ont aujourd'hui une occasion rêvée d'évaluer plus en détail les conséquences des engagements de l'AGCS sur les objectifs d'accès universel aux services d'éducation. Les Membres qui ne procéderont pas à cet examen courent le risque considérable que les services d'éducation soient couverts beaucoup plus qu'ils ne le souhaiteraient, limitant ainsi leur marge de manœuvre politique future et sapant le système existant d'éducation publique.
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Notes:
[1] Il n'existe notamment ni exclusion ni exception pour le secteur public comparable à celles prévues pour le maintien de l'ordre public (article XIV) ou pour la sécurité nationale (article XIVbis). [2] Il n'y a pas de distinction entre les services ou fournisseurs "publics" ou "privés". En fait, lorsqu'une distinction existe, elle sert à garantir qu'ils soient traités de la même manière. Par conséquent, le "fournisseur monopolistique d'un service" (article XXVIII(h)) est défini comme tout fournisseur "public ou privé" et une "personne morale" (article XXVIII(l), voir (d)) est définie comme "toute entité juridique, détenue par le secteur privé ou le secteur public". [3] Dans l'AGCS, la "personne morale" est définie comme "toute entité juridique dûment constituée … à des fins lucratives ou non…" (article XXVIII(l)). Dans les secteurs où des engagements spécifiques à l'accès aux marchés sont pris, les Membres ne peuvent pas prendre "de mesures qui restreignent ou prescrivent des types spécifiques d'entité juridique ou de coentreprise par l'intermédiaire desquels un fournisseur de services peut fournir un service" (article XVI:2(e)). [4] Conseil du commerce des services, rapport de la réunion du 14 octobre 1998, note du Secrétariat, S/C/M/30, 12 novembre 1998, p. 4. [5] Services d'éducation, note d'information du Secrétariat, Conseil du commerce des services, 29 septembre 1998, S/C/W/49, p. 4. [6] Services sociaux et de santé, note d'information du secrétariat de l'OMC, S/C/W/50, 18 septembre 1998, p. 11. [7] Hartridge, David, Conférence sur les négociations sur l'AGCS lancées en 2000, Forum européen sur les services, Bruxelles, 27 novembre 2000, point 3, paragraphe 1. Thaïlande – Restrictions à l'importation et taxes nationales sur les cigarettes, rapport du groupe spécial adopté le 7 novembre 1990 (DS 10/R-37S/200). Disponible en ligne à l'adresse: http://www.wto.org/english/tratop_e/dispu_e/90cigart.wpf